Katherine Mansilla Torres: Resignificar la violencia. El pensamiento político de Maurice-Merleau Ponty

Resignificar la violencia. El pensamiento político de Maurice-Merleau Ponty Book Cover Resignificar la violencia. El pensamiento político de Maurice-Merleau Ponty
Katherine Mansilla Torres
SB / Universidad Autónoma del Estado de México
2021
Paperback $16.90
208

Reviewed by: Luz Ascarate (Université de Franche-Comté / Université Paris I Panthéon-Sorbonne)

Selon Paul Valéry, « la connaissance a le corps de l’homme pour limite »[1]. Un grand paradoxe se présente donc si nous essayons de penser philosophiquement la violence, un sujet urgent et d’actualité : la violence nous renvoie immédiatement au corps, et la connaissance philosophique trouverait sa limite dans le corps. Nous pouvons cependant considérer la réflexion philosophique comme une réflexion qui dépasse les limites de la connaissance, et en ce sens, qui ne peut se réaliser que dans la considération du corps. En tout état de cause, toute la difficulté est de savoir si la philosophie est la discipline la plus adéquate pour traiter le sujet de la violence. Le philosophe est-il capable d’apporter quelque point de vue d’importance à ce sujet ? Katherine Mansilla le pense, en suivant Maurice Merleau-Ponty, un philosophe qui est parvenu à développer une réflexion philosophique sur le corps. Mansilla présente la pensée de Merleau-Ponty afin de soulever des questions et de proposer des réponses possibles aux différentes significations qui découlent du thème de la violence. Mansilla estime que l’importance de la perspective élaborée par Merleau-Ponty est qu’elle nous permet de comprendre la violence à partir de la contingence : l’histoire, les relations collectives, notre pays. En ce sens, le livre de Mansilla est aussi une refonte de la pensée politique de Merleau-Ponty basée sur le concept de violence. Mais le texte de Mansilla est loin de diviser la pensée de Merleau-Ponty entre une partie théorique et une partie pratique, entre sa phénoménologie et sa philosophie politique. Mansilla relève le défi de penser, enrichi par la perspective gestaltiste de la figure et du fond, l’unité de la philosophie de Merleau-Ponty, de sa phénoménologie de la perception à sa dernière ontologie, en tenant compte du fait que l’unité de la production philosophique est encadrée par le fond historico-politique qui traverse toute la pensée de Merleau-Ponty.

I. Le fond socio-historique

Que la philosophie ne puisse être détachée de son contexte ou de son fond socio-historique est une intuition qui a accompagné Merleau-Ponty tout au long de son œuvre. Cependant, cette appartenance ne peut être comprise qu’à travers l’effort de comprendre cet arrière-plan comme la condition de possibilité d’une expérience constitutive. Comme on le lit dans Éloge de la philosophie, « la philosophie habite l’histoire et la vie, mais elle voudrait s’installer en leur centre, au point où elles sont avènement, sens naissant. Elle s’ennuie dans le constitué. Étant expression, elle ne s’accomplit qu’en renonçant à coïncider avec l’exprimé et en l’éloignant pour en voir le sens »[2]. Mansilla parvient à rendre compte de la dialectique qui s’établit entre le constitué et le constituant dans la pensée de Merleau-Ponty. Une dialectique qui, selon elle, est présente dès ses premières œuvres, dans lesquelles il tente d’élucider la structure de la perception. Elle se consacre donc non seulement à situer la pensée de Merleau-Ponty dans son contexte socio-historique, mais, à partir de là, elle délimite le rôle des concepts les plus importants de sa pensée en général – tels que le corps propre, l’intentionnalité opérante, la temporalité, l’être-au-monde – afin de comprendre sa pensée sur la violence. Cette pensée ne doit pas être comprise comme une position « politique » mais plutôt comme une pensée sur « le politique », qui répond à des concepts tels que la dialectique sans synthèse, l’anonymat social et l’institution.

C’est le premier chapitre, intitulé « Merleau-Ponty sur le fond social de l’entre-deux-guerres », qui sert de base à ce fond socio-historique. Mansilla se place dans le contexte biographique de Merleau-Ponty afin d’établir une relation entre la violence vécue par le philosophe en temps de guerre et sa critique de la philosophie de « survol ». Un événement important souligné par l’auteure est la participation de Merleau-Ponty à la fondation, avec Sartre, du groupe Socialisme et Liberté en 1941, qui a soutenu la Résistance dans ses publications. C’est à cette époque que le philosophe prépare les bases de ce qui deviendra la Phénoménologie de la perception dans sa thèse dirigée par Émile Bréhier. À cette époque, parmi les lectures les plus importantes de Merleau-Ponty figurent les textes de Trosky, de Lénine et l’ouvrage de Renaudet sur Machiavel. Dans le contexte mondial, à la fin de la guerre, l’idéologie totalitaire est en plein essor, ce qui entraîne une opposition entre le libéralisme et le communisme.

II. L’héritage husserlien

Mais de cet arrière-plan ou fond biographique émerge l’exigence philosophique héritée de la phénoménologie husserlienne du retour aux choses elles-mêmes qui, dans la vision de Merleau-Ponty, prend le sens d’un retour de la réflexion philosophique au sujet de son propre corps dans un monde marqué par la violence. À cet égard, les conférences de Paris données par Husserl à la Sorbonne en 1929 ont été fondamentales pour la conception de la phénoménologie de Merleau-Ponty. Mais l’héritage husserlien est également fondamental pour comprendre le sens de la liberté que Merleau-Ponty articule afin de donner un sens au politique. Il est intéressant de noter que l’auteure reprend la distinction ricœurienne entre la politique, domaine ontique des pratiques institutionnelles rationnellement assumées par la philosophie politique, et le politique[3], domaine ontologique ou structurel des relations de pouvoir, afin de situer la perspective de Merleau-Ponty dans la dialectique de ces deux domaines, que l’auteure comprend comme la dialectique de l’institué et de l’instituant.

En ce sens, la liberté est comprise dans une perspective génétique qui permet à l’auteure de revenir sur les aspects constitutifs du politique. Cette sphère précède la sphère de la connaissance ou de la délibération. Ainsi, les intérêts socio-historiques sont ici fondamentaux pour comprendre l’orientation des analyses de la Phénoménologie de la perception dans la perspective de Mansilla. Ces intérêts radicalisent la description de Merleau-Ponty grâce à la perspective génétique héritée de Husserl. Mansilla emprunte ici les instruments de cette orientation de la méthode husserlienne pour comprendre Merleau-Ponty, ce qui ne trahit pas le sens de la réduction husserlienne. Comme on le sait, en tant que dévoilement ou thématisation de la constitution, la réduction husserlienne est toujours une «interrogation rétrospective» (Rückfrage)[4] qui peut avoir deux orientations, correspondant à un fondement de validité (Geltungsfundierung), et à un fondement génétique (Genesisfundierung)[5]. Ces deux types de fondement correspondent au sens philosophique de « fondement ». Mais c’est cette dernière qui nous permet d’expliciter, selon les termes de Fink, la « pauvreté, la plus extrême qu’on puisse imaginer »[6] de la subjectivité.

Mansilla découvre le même geste dans la pensée de Merleau-Ponty. Il nous exhorte, précisément, à revenir à une expérience originelle du monde, une expérience qui précède toute connaissance. C’est à ce niveau que nous nous reconnaissons comme des êtres vivants face à un monde qui nous est inéluctable (p. 42). Mansilla nous fait ainsi lire ce fragment de la Phénoménologie de la perception : « la perception n’est pas une science du monde ce n’est pas même un acte, une prise de position délibérée, elle est le fond sur lequel tous les actes se détachent et elle est présupposée par eux »[7]. Selon Mansilla, le travail de Merleau-Ponty sur la perception nous permet de prendre conscience que nous sommes des corps qui forment un seul système avec le monde, ce qui peut être compris comme la signification du monde par le corps dans une relation circulaire. Le sensible demande au monde d’être mis en forme par le corps. Le corps répond à cette demande et met le monde en forme. Cette mise en forme est comprise par Mansilla comme expression ou signification, ce qui lui permet de voir la continuité entre les analyses merleau-pontiennes consacrées à la perception et celles consacrées plus tard à l’expression. Dans cette perspective, nous lisons précisément dans la Phénoménologie de la perception une radicalisation du thème de l’expression en vue de l’orientation génétique qui annonce déjà ce qui va suivre dans la philosophie de Merleau-Ponty :

 « C’est la fonction du langage de faire exister les essences dans une séparation qui, à vrai dire, n’est qu’apparente, puisque par lui elles reposent encore sur la vie antéprédicative de la conscience. Dans le silence de la conscience originaire, on voit apparaître non seulement ce que veulent dire les mots, mais encore ce que veulent dire les choses, le noyau de signification primaire autour duquel s’organisent les actes de dénomination et d’expression »[8].

Selon Mansilla, Merleau-Ponty poursuit ainsi les analyses génétiques de Husserl, renouvelle l’héritage phénoménologique qu’il assume de manière rigoureuse sans cacher ses paradoxes et dont il explore différents horizons thématiques pour développer sa propre réflexion. En ce sens, le corps et le langage sont compris dans l’héritage génétique de la phénoménologie husserlienne. C’est ce même héritage qui lui permet de surmonter les dichotomies qui découlent du sentiment de violence. Ainsi, dans le deuxième chapitre intitulé « Violence et humanisme », l’auteure échange les analyses génétiques contre une vision profonde du politique.

Le texte clé est ici le célèbre ouvrage Humanisme et terreur[9]. Sur la base de ce texte, et sans négliger le contexte socio-historique marqué à cette époque par la participation de Merleau-Ponty à la revue Les temps modernes, l’auteure retrace le lien entre les différentes significations de la violence chez Merleau-Ponty. Le premier a trait aux phénomènes politiques que le philosophe traverse entre 1945 et 1947, qui peuvent être compris comme le conflit entre libéraux et communistes sur la violence que les uns rencontrent chez les autres. Cette violence est appelée, par l’auteure, violence idéologique. Merleau-Ponty trouvera une forme de violence pré-prédicative et pré-rationnelle qui lui permettra de dépasser les dichotomies des idéologies de la guerre froide. Cette forme de violence qui répond au second sens peut être explicitée grâce à une perspective humaniste de la violence, qui comprend la violence comme matériellement constitutive de toute praxis politique.

Un troisième sens de la violence est la violence de l’histoire, qui est le fondement des deux autres formes de violence. Merleau-Ponty reprend ici, selon l’aurore, ses analyses de la perception en identifiant en elle un corps traversé par son intentionnalité opératoire située dans une temporalité perceptive. En bref, l’histoire, en sédimentant les sens dans le temps, et en demandant aux hommes de marcher en un sens, change. Selon Mansilla, « l’histoire est violente parce qu’elle est contingente et ambiguë » (p. 57). Merleau-Ponty nous invite donc à aborder l’histoire à partir d’un sujet acteur dans une histoire ouverte, violente, sauvage. L’avenir politique est donc un acte révolutionnaire dans un sens existentialiste, créatif et révolutionnaire. Dans chaque type de violence, nous trouvons une structure de plus en plus fondamentale et constitutive du social. Ainsi, dans le troisième chapitre de cet ouvrage intitulé « L’anonymat social », l’auteure revient sur l’influence husserlienne de l’analyse génétique chez Merleau-Ponty pour comprendre ce dernier type de violence. Nous sommes confrontés à une radicalisation du fondement contingent du politique et de l’expérience. C’est cette radicalisation qui aurait conduit Merleau-Ponty à se rapprocher de Machiavel.

III. De Machiavel à Marx

Machiavel permet à l’auteure de plonger dans le contexte socio-politique révélé par les analyses de la perception. Le texte clé ici est une conférence sur Machiavel présentée au Congrès de Florence de 1949 et publiée dans Signes[10]. Mansilla identifie ici une confluence entre la préoccupation merleau-pontienne pour le langage et pour la contingence fondamentale du politique. Au fond, c’est cette préoccupation commune qui aurait conduit Merleau-Ponty à chercher chez Marx certaines réponses à la réflexion philosophique sur les problèmes politiques et sociaux qui traversent son contexte socio-historique, comme le montrera Mansilla dans le cinquième chapitre de son livre intitulé « Merleau-Ponty, lecteur de Marx ».

L’auteure comprend la relation de Merleau-Ponty avec le marxisme comme une relation constante et dialogique. Elle identifie ainsi les mentions de Marx depuis la Phénoménologie de la perception jusqu’à Les aventures de la dialectique[11]. Le concept clé ici est celui de production, un concept que Merleau-Ponty comprendra dans une perspective existentielle et humaniste. Mansilla parvient également à rendre compte de la discussion de Merleau-Ponty avec les marxistes de son temps sur la défense du Parti communiste français, ainsi que de la rupture avec Sartre. Selon l’auteure, il s’agit dans les deux cas d’une radicalisation de la perspective de la contingence par rapport au social.

Dans le dernier chapitre intitulé « Expression, institution et contingence », l’auteure propose une vue d’ensemble du politique dans la perspective de Merleau-Ponty, en s’appuyant sur les aspects explorés dans les chapitres précédents. Le concept clé ici est celui de l’expression, qui permet à l’auteure de comprendre la dialectique entre l’institué et l’instituant. L’auteure identifie un lien primordial entre la contingence du langage et la contingence de la politique. Cela permet au philosophe d’expliciter les relations dialectiques comme étant les siennes, dans une vie commune contingente qui s’enracine dans sa communication et son action avec les autres. Nous nous retrouvons donc avec une conception purement contingente de l’histoire qui place dans un cadre phénoménologique génétique divers événements historiques qui traversent la vie de Merleau-Ponty. L’expression comprise dans le cadre de la communication entre individus et cultures diverses nous permet de reconnaître une universalité ouverte fondée sur un anonymat originel. Merleau-Ponty nous permettrait ainsi de nous interroger sur un sens profond de la violence qui implique ses significations historiquement sédimentées et une approche de notre réalité sociale.

Mansilla nous permet enfin de poser certaines questions qui dépassent le cadre de la philosophie merleau-pontienne et s’adressent à la philosophie en général : la philosophie peut-elle dire quelque chose de radical sur la constitution politique du monde dans lequel nous vivons ? Est-il possible de réaliser une philosophie engagée dans la réalité ? Cet engagement est-il accessoire ou nécessaire au travail philosophique ? Le pari de Mansilla est un pari qui défend l’unité de la théorie et de la pratique philosophiques, une unité incarnée dans un contexte socio-historique vital que nous ne pouvons pas « survoler ». En ce sens, il est impossible de ne pas rapprocher l’ouvrage de Mansilla, dont nous recommandons absolument la lecture, aux tentatives qui ont déjà été faites en phénoménologie pour défendre cette unité chez des penseurs comme Claude Lefort, Tran Duc Thao et Enzo Paci.


[1] P. Valéry, Cahiers. Tome 1. Paris : Gallimard, 1973, p. 1124.

[2] M. Merleau-Ponty, Éloge de la philosophie, Paris, Gallimard, 1953, p. 59.

[3] Cf. P. Ricœur, « Le paradoxe politique » (1957), in : Histoire et vérité, Paris : Seuil, 1964.

[4] E. Fink, Sixième Méditations cartésienne. L’idée d’une théorie transcendantale de la méthode, traduit par Nathalie Depraz, Grenoble, Jérôme Millon, 1994, p. 62.

[5] Cf. ibid.

[6] Cf. ibid., p. 103.

[7] M. Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. V.

[8] Ibid., p. X.

[9] M. Merleau-Ponty, Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste, Paris, Gallimard, 1948.

[10] M. Merleau-Ponty, « Notes sur Machiavel. Chapitre 10 », dans Signes, Paris, Gallimard, 1960.

[11] Cf. M. Merleau-Ponty, Les aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955.

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