Alexander Schnell: Qu’est-ce que la phénoménologie transcendantale ?

Qu’est-ce que la phénoménologie transcendantale ? Fondements d’un idéalisme spéculatif phénoménologique Book Cover Qu’est-ce que la phénoménologie transcendantale ? Fondements d’un idéalisme spéculatif phénoménologique
Krisis
Alexander Schnell
Jérôme Millon
2020
Paperback 22.00 €
246

Reviewed by: Alexandre Couture-Mingheras (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – Université de Bonn)

La force d’Alexander Schnell tient à ce qu’il est l’un des rares philosophes de notre temps à défendre l’idéalisme transcendantal, idéalisme dont on sait qu’il constitue pour Husserl l’essence même de la phénoménologie, en le rapportant d’une part à l’idéalisme allemand et plus particulièrement à la Bildslehre de Fichte, dont il est l’un des plus éminents spécialistes, et d’autre part au « réalisme » dominant aujourd’hui et plus particulièrement au réalisme spéculatif de Quentin Meillassoux. La défense du projet husserlien se fera donc dans ce nouvel ouvrage, ambitieux et de haute facture, sous deux angles.

Tout d’abord, une auto-fondation de la phénoménologie à la fois sujet et objet de la démarche de légitimation, de sorte que l’on pourrait parler d’un « discours de la méthode » à condition que le methodos soit son propre telos (sans quoi, à raison, il faut avec l’auteur en rejeter l’expression) : il s’agit là de la perspective indiquée par le sous-titre de l’ouvrage, à savoir des fondements, dont le pluriel lui-même indique qu’il ne saurait s’agir d’un simple retour à l’unique fundamentum inconcussum de la subjectivité absolue, et de fait la réflexion sur l’anonymat du sens se faisant, dans l’horizon heideggérien de l’herméneutique, invitera à un dépassement de la structuration purement égologique de la phénoménologique. Ensuite, et c’est le sens de « l’idéalisme spéculatif », cette auto-réflexion méthodologique – étant entendu que la méthode encore une fois ne s’applique pas de l’extérieur à un objet mais est le Tout même de la phénoménologie comme la réduction transcendantale en est l’Alpha et l’Omega, l’objet de la phénoménologie en en étant le Sujet -, doit être elle-même ontologiquement fondée, la réflexivité fondementielle du projet étant sise en l’autoréflexivité de l’Être. La spécularité de l’essai de « phénoménologie de la phénoménologie » transcendantale dont l’auteur reprend à Fink le projet, jamais conduit à terme, se trouve donc associé à une pensée de la spécularité ontologique, la réflexion sur ce qui est reposant sur l’essence -flexive de l’être : pas de retour sur soi – ce qu’est la philosophie en son essence -, sans être spéculaire, ou, pour le dire autrement, pas de fondation disciplinaire sans spécularité réelle, pas de réflexion sur le phénomène sans réflexivité de la phénoménalité.

Le projet, qui a ici un caractère inaugural – appelant à une reprise et collaboration, dans la droite ligne de la réflexion husserlienne -, et qui pose les jalons de l’idéalisme spéculatif en ramassant sous forme « systématisée » (ou plutôt « méthodologique ») ce qui avait été exposé dans les ouvrages précédents de l’auteur, est assurément original. Au-delà même du dialogue fécond qu’il instaure avec le passé et notre temps, il surmonte l’opposition entre le phénoménologique et le spéculatif : c’est d’ailleurs la force de l’essai que de montrer – il s’agit là du fil rouge à mon sens qui en traverse les sections -, que le dehors historique de la phénoménologique, le spéculatif, est en réalité non tant un dehors qu’un dedans non surmonté qui en constitue la vérité insigne. S’annonce en filigrane l’ouverture de la phénoménologie à son Autre comme à ce qui lui est le plus intérieur, le Métaphysique comme « interior intimo » de la phénoménologie, ce dont témoigne le dernier chapitre sur « le sens de la réalité », réel qui n’est ni dedans ni dehors, comme une torsion spéculaire où l’extase est l’envers de l’enstase, ce que l’auteur exprime en termes d’« endo-exogénéité de l’être ». Cette originalité est d’autant plus saisissante lorsqu’on confronte le projet de l’auteur à l’orientation majoritairement réaliste aujourd’hui de la phénoménologie : au réalisme qui prend pour fil directeur l’objet prédonné s’oppose l’idéalisme qui passe de l’objet à la réflexion sur la phénoménalité du phénomène, en une réflexion sur la possibilité de la phénoménologie qui appelle l’interrogation sur la possibilité même de la phénoménalité, en un transcendantalisme spéculatif qui se démarque, A. Schnell y insiste, du transcendantalisme kantien qui concerne les conditions de possibilité non de l’être mais de la seule connaissance. Encore cet idéalisme se donne-t-il moins pour l’opposant du réalisme que pour son fondement puisque la question posée d’entrée de jeu est celle de la conciliation entre d’un côté la reconduction à la subjectivité transcendantale (l’idéalisme) et de l’autre la fondation d’un concept fort d’être ou de réalité capable de rendre compte de la transcendance du monde (le réalisme), que si on ne saurait faire l’économie du sujet – contre cet appel généralisé au XXème siècle à la « mort du sujet » (et de « l’auteur ») -, on ne saurait pas plus résorber l’absoluité de la transcendance en l’intentionnalité d’une visée. On comprend que l’agent de liaison, ou de sursomption de l’opposition, sera établi par la redéfinition spéculative de l’idéalisme transcendantal, et que le spéculatif sera la clé permettant de sortir du conflit entre l’approche essentiellement gnoséologique de Husserl avec son projet de légitimation de la connaissance et l’ontologie phénoménologique de Heidegger où l’horizon du sens et du comprendre est irréductible au schème de la constitution transcendantale.

Est en jeu, cela est évident dès l’introduction, l’avenir même de la phénoménologie, qui se trouve forclos par une double attitude, de soumission à l’empiricité d’un objet pré-donné – c’est là le positivisme au double sens de ce qui sert la science mais aussi de ce qui est de l’ordre du « trouvé-d’avance » -, et de subordination historiographique de la philosophie à son passé. Le transcendantal, c’est précisément cet arrachement de la pensée au règne du fait déjà tout fait au profit d’une pensée pensante. Si la philosophie consiste à retourner à l’originaire, alors la phénoménologie en assume-t-elle la vocation, elle qui, « science des premiers commencements », ne cesse de recommencer pour interroger l’origine du sens et de l’être ou de ce que Husserl appelait « l’Énigme du Monde », c’est-à-dire non un problème mais une aporie qui exige que l’on se place à sa hauteur : le retour aux « choses mêmes » n’est pas de l’ordre d’un retour aux « faits » – en une dangereuse mythologie du Fait qui semble sous-tendre aujourd’hui bien des « ontologies » plates ou feuilletées orphelines de leur Sujet -, mais, suspendant l’en-soi à titre de préjugé, il consiste à faire de l’a priori de la corrélation entre ce qui se donne et son appréhension subjective son thème propre comme l’écrit Husserl dans un passage célèbre de la Krisis (§ 48). En effet, interroger l’être c’est questionner le sens d’être, ce en quoi la corrélation est a priori, originaire, irréductible qu’elle est au rapport entre deux termes hétérogènes. La corrélativité constitue la structure interne de la phénoménalité, ce que met au jour l’épochè phénoménologique, laquelle opère le passage de l’objet à la conscience d’objet. La corrélation désigne la structure sujet-objet inhérente à tout étant apparaissant, faisant tomber l’évidence apparente de la chose, la naturalité précisément d’une perception dont le propre est de s’effacer devant son objet. En d’autres termes, il s’agit de réfléchir la perception, de conduire la vision, obnubilée par la chose vue, à se saisir en un voir du voir : bref, le spéculatif est bien l’essence du phénoménologique, et l’enjeu de l’ouvrage est d’en décliner le thème en trois sections – qu’il est bien sûr impossible de « résumer » : il s’agit, encore une fois, d’un methodos et non de micro-thèses dont on pourrait transposer le contenu de façon ramassée -, la première exposant des considérations méthodologiques, la deuxième établissant un dialogue « historico-systématique » avec l’idéalisme allemand et l’empirisme anglo-saxon (humien), la troisième enfin, affrontant l’idéalisme spéculatif au réalisme spéculatif de Q. Meillassoux.

Le premier temps est consacré au concept même de méthode en phénoménologie et à ce qui fait la spécificité de l’attitude transcendantale, laquelle engage les notions de science eidétique (contre la « cécité spirituelle » des empiristes selon Husserl), d’expérience transcendantale (contre le transcendantal abstrait – apagogique – de Kant), de sens (contre l’être « en-soi ») et enfin de corrélation, en vue d’une rapproche renouvelée du problème de la compréhension, dans l’effort de conciliation de l’approche herméneutique chez Heidegger et de la légitimation transcendantale de la connaissance chez Husserl : l’idéalisme spéculatif met en jeu ce « comprendre transcendantal » irréductible à la face subjective et psychologique d’un savoir dont la connaissance objective et scientifique serait l’autre face, comme ce « sens se faisant » de l’ordre de l’entre-deux, inassignable à une instance, subjective ou objective, entre l’activité de l’esprit (il faut un interprétant) et un champ prédonné de compréhension (qui oriente l’interprétation, la soustrayant à tout arbitraire). Autrement dit, la description qui était définitoire de la phénoménologie se trouve dépassée par la construction : le spéculatif, c’est déjà ce « comprendre », cette monstration du sens – occulté dans l’attitude naturelle -, une « donation génétisée ». Spéculer, ce n’est pas spéculer dans le vide, mais ce n’est pas non plus, tel est l’enjeu de cette section, rapporter une construction à un étant qui lui préexisterait.

La deuxième section vise à rapporter la phénoménologie comme idéalisme spéculatif à l’idéalisme postkantien, passant de l’approche strictement méthodologique à une approche historique dont l’objectif est clair : justifier l’idéalisme spéculatif en inscrivant le projet de fondation de la phénoménologie dans l’horizon de l’idéalisme allemand, permettant ici encore de dépasser le caractère descriptif de la phénoménologie – le « principe des principes » qu’est l’intuition et qui est eo ipso légitimante pour Husserl -, au regard de la Wissenschaftslehre – et de l’image – de Fichte où il s’agit bien de construire le fait et ses conditions de possibilité de façon génétique, non à partir de faits (pure description) mais à partir d’un acte de construction (ici de la Tathandlung) par quoi la construction (ou spécularité) coïncide avec l’intuitivité de ce qu’elle construit et donne à voir. Comme le dit A. Schnell, l’intuitivité est ici un voir de la genèse. Cette interrogation sur les fondements spéculatifs de l’unité de la phénoménologie – conditionnement mutuel, possibilisation, construction génétique, redoublement possibilisant, autant de concepts analysés par l’auteur -, se double d’une confrontation subséquente de la phénoménologie à l’empirisme humien sous l’angle de la thématique de la Lebenswelt. Si le mérite de Hume est en effet d’engendrer le monde, montrant que ce qui paraît aller de soi n’a rien d’assuré, que les vérités objectives sont des formations de vie – une subjectivité voilée -, bref de retourner au monde de la vie comme sol de notre rapport au monde et a priori subjectif au fondement de l’a priori objectif de la science, il s’agit en revanche pour Husserl, on le sait, de concilier cette « fiction » du monde à son projet de légitimation de l’objectivité de la connaissance en intégrant le débat de la validité menée par le néo-kantisme de l’école de Baden dans la problématique de l’être. Contre l’objectivisme, l’auteur étudie la formation transcendantale du sens en prenant en compte le concept de vérité exposé dans la Sixième recherche logique et la thèse heideggérienne de la vérité comme existential. L’idéalisme spéculatif se trouve ici approfondi, permettant de sortir de la perspective purement gnoséologique en vue d’un « rendre compréhensible transcendantal » – mis en avant surtout par la Krisis -, et la mise en avant du plan anonyme, pré-égotique, de la Sinnbildung. Autrement dit, de la seconde section ressortent l’irréductibilité de la phénoménologie à la description et intuition, le rôle fondamental joué par les modes de conscience « non-présentants » (la fameuse phantasia) et enfin le primat du plan du procès du sens sur la constitution égologique (le spéculaire), idée d’un auto-anéantissement du moi conduisant à une « Sinnbildung anonyme » pré-égotique (ou « subjectivité anonyme ») – ici évoquée seulement mais dont on peut imaginer la fécondité à la rapporter par exemple au champ transcendantal sans ego (Sartre) ou au plan d’immanence de conscience absolue et impersonnelle (Deleuze), c’est-à-dire à ce dont Jean Hyppolite avait avancé l’idée en 1959, à savoir la possibilité de dériver le « Je » transcendantal – le « Je » comme pôle qui accompagne toutes mes représentations -, d’un champ antérieur au partage entre Moi et non-Moi, pré-subjectif et pré-objectif, et ce contre l’égocentrisme de la donation transcendantale.

Mais c’est à l’aune de la confrontation au réalisme spéculatif dans la troisième section que l’on saisit l’un des motifs au principe de l’essai : sauver la phénoménologie contre l’attaque menée par Q. Meillassoux contre ce qu’il a appelé dans Après la finitude le « corrélationisme ». Si on comprend mal la référence au « Nouveau Réalisme » de Markus Gabriel dans la mesure où il s’agit d’un réalisme sans Réalité – « tout existe, sauf le Tout » -, qui ouvrant l’ontologie aux sens de l’être et aux laissés-pour-compte de l’ontologie traditionnelle comme les licornes se détourne de son principe et abolit l’idée de « réalité du réel » et de nature fondamentale de ce qui est, au nom d’un pluralisme ontologique et épistémologique si radical qu’il en perd tout sens – l’ouverture de l’être aux fictions reposant sur l’idée de fiction de réalité -, en revanche la discussion menée avec le réalisme spéculatif permet, par contraste, de légitimer le projet de fondation de l’idéalisme spéculatif phénoménologique. Au-delà de la critique de l’argument de l’ancestralité qui fait fond sur une confusion selon l’auteur entre l’empirique et le transcendantal – l’expérience possible ne doit pas être confondue avec la possibilité empirique, si bien qu’il n’est de sens à inscrire la survenue du sujet (transcendantal) dans la ligne temporelle objective -, c’est bien à mon sens la façon dont l’absolu se trouve revisité à l’aune de l’idéalisme allemand qui ressort de l’analyse : d’un absolu qui n’est plus pensé comme absolu objectif mais comme réel subjectif et pré-égotique contre l’ontologisation de l’irraison et l’absolutisation de la contingence de la corrélation. La réflexivité de l’être – sa « corrélativité » -, le procès du sens comme structure transcendantale tendant à l’auto-explicitation réflexive du réel, d’un être se réfléchissant comme sens sans en passer tout d’abord par la figure de l’ego, tel est au final ce qui justifie ontologiquement le projet de fondation de l’idéalisme spéculatif, l’auteur répondant au défi lancé par Q. Meillassoux qui invitait la phénoménologie à s’élever aux hauteurs spéculatives de l’idéalisme kantien et postkantien. Pari tenu.

Que serait un en-soi qui serait pensé non comme chose mais comme sujet, en-soi comme Soi ? Si l’on se plaît depuis Wittgenstein à parler d’un « mythe de l’intériorité », la démarche radicale d’immanentisation chez Husserl consistait au contraire, tirant le fil cartésien, à interroger ladite « réalité du réel » et à rebours de l’attitude naturelle à mettre au jour ce qu’on pourrait appeler un « mythe de l’extériorité », révélant le dehors du dedans au sens du génitif subjectif. La phénoménologie procédait à une libération spectaculaire (mais n’est-ce pas le sens même de l’amour du Vrai, de la Philalethia en son sens originaire, i.e. initiatique ?) : libération de la conscience à l’égard du monde, renvoyé à son insuffisance ontologique et au caractère immanent de sa transcendance, libération de la conscience à l’égard d’elle-même dans son auto-appréhension limitante comme « moi psychophysique » – si l’épochè est l’acte inaugural de la philosophie c’est bien en tant que nul ne saurait se mettre en quête de Vérité qui reste prisonnier du sens de son identité -, et libération contre la philosophie moderne à l’égard de Dieu en tant qu’absolument Autre. Il ne faudra plus chercher le fondement ailleurs qu’en soi-même, quitte à ce que cet en-soi soit le lieu de révélation de la Vie divine, que l’égologie soit un théocentrisme, que l’ego soit porté par ce qui, plus haut, est ego transsubjectif, en un solipsisme transcendantal au fondement de l’intersubjectivité, intra au principe de l’inter. C’est là une direction qui me paraît passionnante, en une pensée de l’intériorité transcendantale et « cosmique », comme l’appelait Ravaisson, dont une confrontation cette fois-ci avec la Métaphysique du Veda, le Vedanta, permettrait de renouveler l’approche. Au-delà du cercle strictement phénoménologique ainsi tracé – avec son style parfois sibyllin et elliptique -, la phénoménologie eût pu s’ouvrir à un public plus large, dans le renouvellement urgent de la question originaire de la Vérité de Soi et de celle du Monde dont l’identité ouvre le rationnel à son autre en un rationalisme élargi. Mais c’est là ce dont le positivisme encore latent – mais Husserl était aussi fils de son temps – de la Strenge Wissenschaft, ce qu’engage la thématique de la validité, de laquelle participe l’essai de fondation de la phénoménologie, nous détourne. Certes Husserl concluait ses Méditations cartésiennes par un passage aussi beau qu’exigent : « L’oracle de Delphes gnôthi seauton acquiert alors une signification nouvelle. La science positive devient science en perdant le monde. Il faut commencer par perdre le monde avec l’épochè pour le reconquérir dans l’auto-réflexion universelle. Noli foras ire, dit Augustin, in te redi, in interiore homine habitat veritas ». Ce serait toutefois emprunter une voie différente, celle d’un philosophique roulant sur l’écume des catégories de l’entendement occidental et nourri par l’océan du philosophal : la « porte du dedans », ainsi que l’appelait Rûmî, conduirait alors à un immanentisme radical, intériorité qui n’est plus celle d’un « moi » mais d’un « nous » qui n’est Nous que d’être Un, et dont la réalisation, sans doute, nécessiterait de déchirer le voile des phénomènes – l’image dudit « réel » – de faire de la phénoménologie le tremplin vers son auto-dépassement.

Elliot R. Wolfson: Heidegger and Kabbalah: Hidden Gnosis and the Path of Poiēsis

Heidegger and Kabbalah: Hidden Gnosis and the Path of Poiēsis Book Cover Heidegger and Kabbalah: Hidden Gnosis and the Path of Poiēsis
Elliot R. Wolfson
Indiana University Press
2019
Paperback $60.00
468

Reviewed by: Alexandre Couture-Mingheras (Université de Bonn – Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

Dans son nouvel ouvrage, de très haute facture, Elliot R. Wolfson met sa connaissance précise des textes de la tradition kabbalistique et plus largement son érudition dans le domaine des études juives, dont il figure aujourd’hui l’un des plus grands spécialistes, au service de l’étude, aussi précise qu’ambitieuse, de la phénoménologie de Heidegger, ressaisie essentiellement à partir de Sein und Zeit en 1927 jusqu’aux textes de maturité, dont Beiträge zur Philosophie (vom Ereignis) paru à titre posthume en 1989 en Allemagne. Cette comparaison, étonnante au regard du contexte houleux qui entoure la publication des Schwarze Hefte – je parle bien sûr de l’attitude de Heidegger à l’égard du National-Socialisme et de la question de l’antisémitisme, que certains thuriféraires s’efforcent, en vain, de gommer -, n’a évidemment rien d’arbitraire.

Le rapport de Heidegger au judaïsme fait l’objet, depuis quelques années, de plusieurs études, dont celle, remarquable, de Marlène Zarader, La dette impensée : Heidegger et l’héritage hébraïque : si Heidegger affirme l’opposition principielle entre la pensée, d’origine hellénique, et la foi, d’héritage biblique, en réalité les choses sont loin d’être simples, comme l’atteste la similarité entre ses propres écrits et certains tropes de la tradition hébraïque. Le judaïsme, exclu thématiquement de la pensée heideggérienne, pourrait bien en constituer « l’impensé » opératoire, non au sens de ce qui n’a pas été pris pour objet de pensée, mais ce qui sous-tendant et irriguant la pensée, terre d’accueil, en constitue l’arrière-plan, nécessairement voilé. S’amorce ainsi, après les propos dirimants de Derrida et de G. Steiner par exemple, une excursion hors du commentarisme crypto-phénoménologique qui fonctionne souvent en vase-clos. Ce tournant dans la recherche, qui suppose que l’on rompe avec une propension exégétique à rapporter sa phénoménologie au nazisme (au fond, question d’apparence provocatrice : quid du judaïsme de la philosophie de Heidegger ?) se trouve ici approfondi par un travail comparatiste prenant pour base la mystique juive, à savoir la Kabbale. De même que le Vedanta constitue la dimension « ésotérique » de l’hindouisme, sous l’angle de la theoria à titre de Métaphysique (l’Absolu même, le Sans-Nom), sous l’angle de la praxis à titre de mystique d’ordre sotériologique de l’Unio mystica avec ce qu’il y a de plus Haut en soi, de même la Kabbale est-elle la partie « occulte » du judaïsme.

Pourquoi cette étude comparatiste, qu’est-ce qui le justifie, et, surtout, que gagne-t-on à lire Heidegger au prisme de la Kabbale ? La Kabbale n’est évidemment pas un « thème » pour Heidegger, raison pour laquelle, dès l’introduction, l’auteur, au terme d’un état des lieux de la recherche mais aussi d’une justification philologique, déclare ouvertement son projet : non l’analyse « positive » (au sens du positivisme, de ce qui se fonde sur les faits) du rapport d’un auteur à la mystique juive du point de vue des textes car s’il est bien un jeu d’influence, avec notamment la mystique rhénane et l’idéalisme allemand, surtout schellingien, son importance tient à « l’arrière-plan » théorique, à une forme de Stimmung épocale ; une telle analyse est menée, bien sûr, mais là n’est pas l’essentiel : le rapprochement tire sa justification de ce que l’auteur appelle la corrélation de la mêmeté (Sameness) par la différence, à distance aussi bien de la recherche à tout prix de ce qui est commun (au prix d’une perte de la singularité – identité – de chacun des deux termes), que de l’exhibition stérile de la différence : en ce cross-over monographique, inédit et le premier à sérieusement établir une telle comparaison sur la base de critères philologico-textuels, c’est en effet tout aussi bien Heidegger qui se trouve éclairé par la Kabbale que la Kabbale qui se trouve introduite pour la première fois par le biais de l’outillage conceptuel heideggérien. Cet éclairage conjoint de la Kabbale et de Heidegger, en une méthode de variation thématique et perspectivale, ainsi que l’absence de présentation liminaire de la Kabbale, expliqueront sans doute qu’un tel ouvrage, dense et massif, ne soit pas d’un abord aisé pour qui est totalement étranger à la mystique juive. Cette absence se justifie néanmoins tout d’abord par le statut particulier de la Kabbale et la façon dont elle se rapporte à elle-même, se concevant en termes de différenciation diachronique d’une même vérité pour ainsi dire synchronique, à l’image de sa conception du monde comme manifestation en de multiples formes d’un seul et même être – le Seul qui soit; ensuite par la façon même dont Heidegger conçoit la tradition, non comme l’objet passé de la conscience historique, mais comme son avenir et, pour tout dire, son destin, parallèle à la rupture avec la conception linéaire et causaliste du temps. Mais, on le sait, tout ce qui est beau est aussi difficile que rare, et c’est là, par l’originalité de ses thèses et la manière dont Heidegger s’en trouve éclairé, un très beau livre.

Venons-en directement à la Chose même, aussi bien pour la Kabbale que pour Heidegger : l’Être. L’ouvrage se compose de huit chapitres, que je n’ai nullement l’ambition de restituer de façon thétique, comme si chacun d’entre eux constituait une Thesis que l’on eût pu dès lors résumer en quelques lignes, pour des raisons qui tiennent à la méthode dialéthéique (littéralement la « double vérité ») mise en œuvre. Cette méthode s’impose, c’est certain, du fait de l’inobjectivabilité de son sujet de recherche : le Seyn ou l’absolu kabbalistique nécessite un mode d’exposition qui chaque fois permette de l’éclairer ponctuellement sans le trahir, c’est-à-dire sans le travestissement qu’entraîne un mode d’exposition étranger à son objet ; la logique classique qui procède par identification (quand l’être est Ereignis) et par opposition (l’absolu sera transcendant ou immanent) ne saurait fonctionner ici. Si bien que l’ouvrage, fait rare et beau, fait ce qu’il dit et à mesure qu’il le dit, opérant une réduction, ou neutralisation, de la logique dualiste (l’être ne sera ni immanent ni transcendant), à la mesure donc de l’Être, Neutre, qui est par-delà toute opposition, et sans qu’il puisse faire l’objet d’une relève en un troisième terme synthétique : dire que l’être ou le divin n’est ni immanent au monde comme chez Spinoza ni transcendant (comme, en dépit de ressemblances, chez Plotin, avec le système d’émanation à partir de l’Un, Principe dont tout découle mais qui est lui-même absolument transcendant), c’est non pas indiquer un troisième terme, mais montrer la non-vérité même de l’opposition, autrement dit l’inexistence même de l’immanence et de la transcendance depuis la perspective de l’infini. Autrement dit, si le but est le chemin, en l’occurrence ici la méthode est la thèse elle-même, qu’on ne saurait dissocier de son récit, avec tout ce qui, en lui, donne l’impression de constituer un excursus.

Les divers thèmes abordés au gré des huit chapitres de l’ouvrage (la question de la circularité herméneutique qui ouvre l’ouvrage, la pensée du commencement, le rapport à l’altérité et au néant, l’auto-érotisme de l’être, du divin qui, par désir de Soi, caprice originel, se « manifeste » par le monde) s’articulent ainsi autour de l’Ain Soph (le « correspondant » kabbalistique du Seyn heideggérien) ainsi que de son exposition, de la façon dont on s’y rapporte par la parole, tant il est vrai que la réflexion « sur » le réel emporte avec elle, ou idéalement doit intégrer, le sujet réfléchissant : il y va pour le Sein d’être Da, comme pour le Dasein d’être ce qu’il est du fait de son ouverture à la question du Sein. Cette corrélation entre les deux pôles, qui en constitue la trame théorique, donne son titre à l’ouvrage : entre la « Gnose cachée » et la « Voie de la Poiesis », entre d’une part ce qui, comme lumière, illumine en restant soi-même voilé, ce qui manifeste sans être manifeste, l’Aimé Sans-Visage derrière tous les visages, bref, l’être en tant qu’être, et, d’autre part, la promotion d’un discours qui déjoue le partage même entre apophantique et apophatique, déjouant celui-là même entre néant et être, entre présence et absence, dont l’ouvrage constitue la patience méditation : tout se jouera donc dans cette atmosphère crépusculaire d’entre-deux, il est vrai au prix parfois de la clarté du propos (l’auteur est parfois prisonnier du style heideggérien), mais on comprend que se joue là l’Essentiel et que l’Être ne saurait être abordé si ce n’est par les voies indirectes du langage : méta-ontologique la « présence n’est pas l’absence de l’absence » pas plus que l’absence « l’absence de la présence » mais « la mise en présence (presencing) est plutôt l’absentement (absencing) de l’absentement de la mise en présence » (7).

Mais pourquoi rapprocher l’Être, le Seyn, ce qui, comme le dit Heidegger, l’emportant sur tous les êtres (tout être participe de l’Être, mais l’Être ne saurait être trouvé en aucune forme), est ce qui est le plus digne de penser, et l’Ain Soph kabbalistique, littéralement « l’infini » ? Cette question n’a rien d’anodin car elle engage bien la philosophie de Heidegger et, sans nul doute, de toute philosophie véritable. Or on le sait, la philosophie, chez Heidegger, présente des limites qui sont celles-là même de son histoire et du régime objectivant du langage. C’est pourquoi, afin d’éclairer la question de l’Être, il s’agit de procéder à la déconstruction des catégories sédimentées et dualistes du langage : l’oubli de l’être, rabattu sur un étant éminent, est corrélé à l’impropriété du langage à nommer ce qui échappe à toute dé-finition et ce qui partant ne saurait être pensé en termes de « transcendance » ou « d’immanence », à savoir ce qui n’obéit pas aux lois de la pensée, de non-contradiction et de tiers-exclu. Autrement dit, Heidegger quitte le palais de cristal du logos pour une parole qui, voulant dire l’origine, installée dans le silence du muthos, dit moins que, pareil au dieu dont parle Héraclite, elle ne « montre », se situant résolument dans la nuit compacte du mystère de l’être (de l’être comme mystère). Camper au niveau de l’aporie ontologique, sans la vouloir lever, telle qu’elle a été formulée par Aristote (l’être n’est ni un genre ni ne s’identifie à l’une de ses catégories, i.e. modes d’être : il n’est ni immanent à ses modes ni transcendant, « à part », en un autre lieu, ce qui reviendrait à en faire une « chose », à confondre, dans le lexique de Heidegger, l’être avec l’étant), c’est ainsi même se mettre à l’écoute de ce qui, à être dévoilé, échappe : l’être se médite, au crépuscule de la raison, à l’ombre des objets, parce qu’il y va de sa propre « essence » que de ne pouvoir souffrir la lumière objectivante du concept.

Sous cet angle, l’apport de la mystique juive pour l’exégèse heideggérienne tient à la manière dont elle pense l’Être, loin de toutes les figures qui instancient, selon Heidegger, la métaphysique comme onto-théo-logie, à savoir comme oubli de l’être par pensée de l’étant (le summum ens, ou Dieu comme super-héros de l’ontologie, porte le poids de l’ens commune). Le philosophique se trouve éclairé par ce qui en est devenu l’ombre : le « philosophal ». C’est là du moins un apport passionnant à la lecture de Heidegger, décentré par ce qui s’avère lui être le plus « propre », un ailleurs qui en détient la vérité. Je donnerai deux exemples, qui sont les deux axes qui structurent l’ouvrage (la Gnose cachée et la Poiesis). Le premier concerne le Seyn, ressaisi à partir du Ain Soph, à savoir l’essence infinie qui ne saurait elle-même avoir d’essence : la différence ontico-ontologique se trouve ressaisie à partir de la différence entre le Ain Soph et ses émanations séphirotiques. De même que Dieu est le lieu du monde sans que le monde soit le lieu où trouver Dieu, de même, dans le lexique du phénoménologue, l’être est-il au principe de l’étant sans pour autant que l’étant puisse le figurer ; et pourtant, l’étant n’est pas l’Autre de l’être. L’être chez Heidegger, est l’absolument Autre (être et étant) dans la Mêmeté (l’être est : seul l’être est, telle est la voie lumineuse qu’ouvre la déesse chez Parménide) ; la mystique juive nous fait mieux saisir, par contraste aussi avec le néo-platonisme, la nature de l’absolu ou de l’être : n’étant essentiellement présent que dans le retrait, se dissimulant soi-même dans les étants qui le manifestent, il est la Présence (le « il y a »)  absente, qui se dévoile sur le mode du voilement. L’aletheia, qui dit la vérité comme mise en présence, se trouve ainsi éclairée à l’aune de la gnose. Si la gnose est secrète, c’est bien parce qu’il y va de la vérité de l’être que d’être secret, non-manifesté, soustrait à toute parole qui le voudrait circonscrire. Mais cette différence se fait sur fond d’un monisme singulier, qui a neutralisé l’opposition entre l’un et le multiple, celui pour lequel le Monos, l’Être, Seul est (court-circuitant le partage entre être et non-être) : de même que la vague et la mer sont de la même substance, que l’ornement n’est que la mise en forme de l’or informe, de même l’Ain Soph éclaire-il le jeu interne à l’Être de l’être et des étants, jeu avec Soi-même qui, pour la finitude, est celui d’une perte et d’une errance (l’oubli comme destin occidental), mais qui, en dernière instance, est le Jeu différentiel de Cela qui a toujours été. De même que l’absolu, ou le divin, se révèle comme secret, car n’étant rien il n’a rien à révéler ni qui devrait être démasqué, de même l’être chez Heidegger apparaît-il ressaisi en son obscurité native par rapport à un Dasein dont la vérité est, à titre de sujet séparé, de n’être pas. A Bikkhu Maha Mani, moine bouddhiste de Thaïlande qui lui explique que la méditation consiste à se concentrer et, se rassemblant en soi, à déloger la racine du « Je », renvoyé à son caractère ontologiquement illusoire, par la réalisation de sa nature véritable, de Soi, qui est un Rien qui est tout (fullness), Heidegger répond : c’est ce que j’ai essayé de dire toute ma vie. Il y a dans, dans cette riche comparaison, une thèse implicite : que la mystique juive ne fait pas qu’éclairer la philosophie de Heidegger ; point culminant d’une pensée qui œuvre pour l’Impensé qu’elle ne peut approcher qu’en se dessaisissant d’elle-même, la mystique dit et fait ce que la philosophie, renvoyée à son propre mode discursif, ne peut que sourdement faire deviner, sauf à elle aussi mourir à elle-même, jetant l’échelle au terme de son ascension, en un dernier grand saut, de la pensée à l’impensé. C’est dans ce silence, cet « espace » de présence pure en lequel seul peut naître une parole authentique (non celle du « on »), qu’on atteint la « Gnose cachée » de l’être : il n’y a jamais eu de voile à lever, car le voile est celui de l’ignorance ontologique première : l’épreuve du fleuve du Léthé n’est pas celle de l’oubli de son être (de soi) mais de l’Être (de Soi). Caché, l’être l’est à qui le cherche ; mais à qui, dans le silence de la Présence, s’oubliant ne s’excepte pas de ce qui est, il Est, de l’ordre du That inqualifiable et non du What, selon la formule qu’utilise William James pour désigner l’expérience pure (à laquelle l’auteur fait référence du reste en de beaux passages sur Nishida Kitaro).

L’élucidation du statut de cette Gnose cachée appelle, comme je l’indiquais, une réflexion sur le langage lui-même qui l’articule, qui, à l’image de l’être, se trouve sous-tendu par la dialectique de la présence et de l’absence. Qu’est-ce que la connaissance véritable en effet (celle de l’être), comment opère-t-elle ? Il ne s’agit pas d’agrandir le stock de connaissance en y introduisant de nouvelles représentations, car ces dernières concernent uniquement les étants, mais bien d’une assignation du sujet à la vérité de son être, d’une connaissance de l’être qui est à la fois connaissance de soi (l’ontologie fondamentale ou analytique existentiale du Dasein) : la spiritualité n’est pas l’autre de la philosophie, mais son essence, comme le silence l’est du son (le son se détache sur le fond silencieux, toujours présent, tout comme l’être qui se manifeste quand les étants disparaissent dans la nuit du monde dans l’expérience de l’angoisse), ce qui explique l’aspect méditatif des Wege de Heidegger, chemins sinueux qui tournent autour d’un même centre qui illustrent le type de parole, poétique, tendu vers l’être comme non-manifeste, au bord du silence : car de même que la plus belle du bouquet est la fleur absente, celle qu’évoque la parole du Poète, de même l’être, inobjectivable, trouve en la Poiesis son abri. La parole véritable, en parlant, conduit au silence dont elle n’est que l’ornement. Le langage a pour sujet véritable, chez Heidegger, l’être même : le poète véritable ne dit pas l’être : son être est comme une conque dans laquelle faire résonner l’Ereignis, l’évènement de l’être, de l’ordre du es gibt. On ne saurait donc reprocher à Heidegger d’abandonner la logique au profit d’un irrationalisme non-scientifique, dans la mesure où il remonte à sa racine et que, par fidélité à son principe, il pense la vérité de l’être de façon plus fidèle et précise : car, loin d’être une technique formelle, la logique est le biais par lequel on s’exerce à dévoiler la vérité. A condition que le logos, loin de la parole codifiée et structurée par l’opposition, regarde en arrière de soi et, inventif, se situe au bord de ce qui, en en étant la vérité, en signe la disparition. Le langage, poétique, montre dans une parole qui déjà se laisse envahir par le silence, hors du régime objectivant du langage à valeur communicationnelle (qui dit le « what », l’objet). Cette thèse « gnostique » sur le langage et la vérité comme dévoilement du voilement du voilement (le passage, chez Platon, de la double ignorance – je ne sais pas que je ne sais pas – à la simple ignorance), gagne ainsi en clarté à la lumière de la compréhension mé-ontologique dans la Kabbale du Ain Soph et du statut du texte, à la fois spéculatif et dévotionnel, qui est autant commentaire de commentaire que Voie de Dévoilement (au sens d’aletheia) de l’Absolu. Le langage, sous cet angle, se laisse ainsi ressaisir à partir de la conception kabbalistique de la nature, comme abri de la signature secrète que Dieu a placée sur les choses.

 C’est, globalement, à l’aune de la mystique juive que la philosophie de Heidegger apparaît pour ce qu’elle est : comme une Poiesis, vaste méditation, essai d’une pensée sans lieu, utopique, ni suffisamment « logique », trop conceptuelle pour être poétique, trop philosophique pour être mystique. Certes, dans ce dépassement de la métaphysique, qui n’est autre qu’un saut hors de soi de la pensée, on y verra désormais bien des éléments de Kabbale, et il sera difficile au lecteur d’aborder de nouveau le Seyn, sans toute la richesse de compréhension qu’elle apporte. Mais, à tout le moins, c’est me semble-t-il la Kabbale elle-même qui fait l’objet des plus belles pages de l’ouvrage, et dans l’enthousiasme de l’auteur, mais aussi la profondeur de vue, fruit d’années de recherche, c’est le Feu sacré du Savoir véritable qui se révèle, contaminant jusqu’au lecteur lui-même. Quant à savoir si le destin historial de la philosophie ne serait pas du côté de la mystique, c’est là une question que nous maintenons ouverte. Comme si l’aridité et l’exigence conceptuelle de la philosophie servaient de tremplin à la simplicité du Verbe, que le philosophe n’était pas celui qui dit la vérité sur l’être (le totalisant, comme s’il le surplombait), mais celui qui, ouvrant à la vérité de l’être, doit désormais dans le silence se faire Myste. La Poiesis chez Heidegger est sans commune mesure avec la Poiesis véritable dans la mystique, avec le passage de l’Homme à l’Homme-Dieu, de l’existence éparpillée dans les étants à la réalisation de son essence. Mais cela, la phénoménologie de la finitude de Heidegger ne le pouvait penser.