Claude Romano: Être soi-même: Une autre histoire de la philosophie

Être soi-même: Une autre histoire de la philosophie Book Cover Être soi-même: Une autre histoire de la philosophie
Folio essais, n° 648
Claude Romano
Gallimard
2019
Paperback 15,90 €
768

Reviewed by: Grazia Grasso (University of Geneva)

Heureux qui comme Ulysse…

L’œuvre de Claude Romano qui vient de paraître chez Gallimard, consacré au thème de l’« être soi-même », est également « une autre histoire de la philosophie », comme il le dit dans le sous-titre ; à l’intention d’un large public, l’Auteur n’oublie pas la nécessité de définir les concepts philosophiques avec rigueur ; il ne s’adresse pas aux spécialistes, mais à quiconque s’est posé la question, dans quelques moments de sa vie, sur la signification d’être soi-même. Non pas, cependant, la question du sens de la vie en général, mais de sa propre existence particulière, de la direction qu’on lui a donnée, ou qu’elle-même a prise, comme souvent il arrive, sans qu’un choix vraiment conscient soit intervenu. Lorsque le bonheur que la société pousse à chercher dans un certain nombre de biens s’avère transitoire et illusoire, on se demande à qui l’on pourrait s’adresser afin qu’il soit plus durable et stable ; quelle attitude adopter : la première, qui émerge de cette œuvre, comme il est recommandé d’ailleurs dans la majeure partie des philosophies face aux illusionnes, c’est certainement celle de se détacher, de prendre de la distance par rapport au monde extérieur, et surtout à ses propres émotiones et illusions  ;  cette distance prise, il est nécessaire de chercher ce qui nous convient le mieux, mais sur la base de la connaissance de notre être personnel plus authentique, que l’Auteur indique comme notre « ipséité ». Dans cette recherche l’Auteur parcourt toute la philosophie occidentale, des classiques grecs à l’existentialisme, non sans quelques références aux philosophies de l’extrême orient, comme la doctrine zen, en passant par le concept de « nonchalance » en vogue à la Renaissance. Le mythe qui illustre bien le sujet est incarné par la figure emblématique d’Ulysse qui, ayant conclu la partie héroïque de sa vie, après avoir tout perdu, se présente comme « personne » devant Polyphème et regagne une identité propre seulement avec son retour à Ithaque. L’Auteur ne néglige pas de traiter le problème de la vérification de cette acquise authenticité qui,  si elle reste privée d’ancrage, ne devient qu’autoréférentielle et assujettie ainsi à de nouvelles erreurs et illusions. Après avoir introduit le thème d’Ulysse dans l’avant-propos, Claude Romano va cependant bien au-delà du schéma classique plotinien de l’exitus et du reditus qui a inspiré Augustin aussi bien que la théologie chrétienne, et dont l’ancrage est de nature divine.

Cette aspiration de l’homme à une « authenticité personnelle », à l’origine réservée à un nombre limité d’aristocrates, est devenue un phénomène de masse seulement en mai ’68 . Elle a finalement échappé au cercle restreint des penseurs, artistes, dirigeants politiques et ecclésiastiques, et s’est, pour ainsi dire, démocratisée. Cette étude est la première à en avoir cherché les racines les plus profondes – philosophiques, religieuses et esthétiques – et les origines les plus lointaines. Le rejet du mouvement de ’68 de vivre selon l’hypocrisie des coutumes, exigence déjà individuée par Rousseau, n’a pas trouvé qu’une réponse fragile et décevante chez les philosophes de l’existentialisme, dont l’Auteur expose et analyse tous les principaux courants de pensée, sans préjugés d’école philosophique ou d’orientation religieuse.

Rousseau, ou La révolution de l’authenticité qui donne le titre au premier des dix-sept chapitres du livre, est le philosophe qui le premier pose comme but primordial de l’homme d’être inconditionnellement soi-même et de lutter contre toute puissance d’oppression et d’aliénation ; car les regards des autres pèsent sur nous et nous réduisent en esclavage, préfigurant ainsi les célèbres analyses de Sartre. Critère de vérité n’est pas l’évidence, mais la sincérité du cœur, l’authenticité, la conviction subjective : l’idée d’une vérité purement subjective prend ainsi la place de celle objective et universelle ; cette distinction sera reprise, parmi d’autres, par Kierkegaard et Heidegger.

Après l’introduction, l’avant-propos et le chapitre sur la révolution de l’authenticité, la première partie de l’ouvrage porte le titre La vérité personnelle : sources antiques et tardo-antiques. Dans cette partie, composée des chapitres II-VI, l’Auteur trace une histoire du concept d’authenticité à partir du portrait qu’Aristote fourni du magnanime, première figure d’une vérité en personne et non en paroles, d’une vérité en actes et dans la vie elle-même. L’une des vertus principales du magnanime aristotélique est en effet l’être authekastos, c’est-à-dire sincère, franc, littéralement l’homme qui est lui-même et à qui la sincérité confère de l’estime et du respect de soi-même, condition de tout comportement vertueux. Le magnanime exerce cette qualité fondamentale d’une manière si naturelle et simple qu’elle lui donne une grâce et une distinction toute particulière : il n’aspire qu’à triompher dans l’ordre de la vertu négligeant ainsi soi-même.

L’Auteur ensuite décrit la magnanimité stoïque par rapport à l’aristotélique. L’idéal stoïque y est opposé à l’autonomie précaire du magnanime aristotélique, il consiste dans une maîtrise parfaite de soi, qui détache le sage des événements extérieurs. La stabilité du stoïque est liée à la nouvelle équivalence entre la vertu et le bonheur, sous l’influence d’un principe d’inspiration cynique. La magnanimité devient alors méprise du monde ; à la nonchalance et à la détente aristotéliques succède une présence constante à soi-même et une tension d’esprit continuelle sur soi-même et sur sa vie ; le bonheur est donc le fruit de ce travail sur soi et d’une ascèse : c’est-à-dire d’une stricte discipline non plus accessible seulement à un cercle restreint de sages, comme chez Aristote. Par rapport à l’être soi-même le magnanime cultive une complète sincérité car il ne dissimule rien : il est dans la vérité et dans la lumière ; un exemple d’un tel sage nous est offert par Marc Aurèle qui, dès son enfance était surnommé Verissimus. En philosophie, annote l’Auteur, il faudra attendre Rousseau, Kant et les pensées de l’authenticité pour retrouver des accents comparables. Après avoir complété le cadre de l’antiquité classique avec la pensée sur l’être soi-même de Cicéron, Quintilien et Fronton, l’Auteur examine la pensée chrétienne d’Ambroise et Augustin.

Ambroise soumet la rhétorique et la philosophie païennes à l’autorité des Écritures, en s’appuyant sur la conviction que les philosophes païens ont puisé, pour tracer le portait de leurs vertus, directement dans l’Ancien Testament, et il propose des exemples tirés des figures de Job, David, ou encore Abraham ; il ne s’agit donc pas tant de détourner des concepts païens vers une direction chrétienne, que de leur restituer leur sens d’origine. Ambroise définit l’idéal de sagesse en termes stoïciens : le but de toute vie éthique est d’arriver à vaincre les troubles de l’âme ; le modèle de cette tranquillité d’âme devient Abraham, obéissant sans se rebeller aux ordres de Dieu, avec une fermeté non différente de celle du stoïcisme. L’évêque de Milan donne aussi la première place à l’humilité et à la charité ; à la sincérité du stoïcien succède ainsi la simplicité chrétienne, vertu par excellence de Job et don de la grâce.

Avec Augustin la question de la vérité, qui avait été posée en termes généraux par Ambroise, est transposée sur le terrain des existences individuelles, et revêt ainsi le sens d’une vraie question existentielle. « Faire la vérité », comme le dit Augustin, consiste en premier lieu à cesser de nous flatter, à rompre avec l’amour propre et idolâtre de nous-même et à accepter de nous considérer dans notre nudité et notre misère ; et donc à confesser qu’on est pécheur et, par-là, à renoncer à l’orgueil, avec l’acte d’humilité de confesser nos péchés, acte par lequel l’homme se reconnaît faillible et reconnaît Dieu comme l’unique Bien. Pour devenir nous-même nous devons nous tourner vers Dieu. Nous sommes dans la vérité grâce à la confession à Dieu de nos péchés qui opère une transformation, où chacun peut expérimenter, pour ainsi dire, une sorte de seconde naissance. Cette conception trouve sa source dans le néo-platonisme, doctrine philosophique dont Augustin était imbibé avant sa conversion et son baptême et, notamment, dans la notion plotinienne de conversion, selon laquelle chaque être doit faire retour à la source d’où il procède ; cette conversion vers un Dieu qui n’est plus un être impersonnel, permet à l’homme de révéler en lui l’image de son créateur et de devenir par-là, authentiquement, celui qu’il est ; en se tournant vers Dieu l’homme reçoit de lui une illumination, de sorte que toutes ses œuvres en sont transformées ; il acquiert une stabilité existentielle car il réalise une pleine unité avec lui-même, sur le modèle de la simplicité divine, grâce au fait d’avoir retrouvé son centre de gravité, et donc son repos, en Dieu. C’est par la confiance en Dieu que chacun devient « lui-même » par excellence, ipse, comme Augustin le désigne.

Dans la deuxième partie intitulée L’être soi-même en tant que grâce, style et naturel à la Renaissance, composée des chapitres VII-X, l’Auteur introduit l’idée de « ipséité » en tant que grâce dans le sens mondain du terme, soutenue par Castiglione dans son Livre du Courtisan, grand succès dans les cours de la Renaissance italienne. Le courtisan de Castiglione incarne bien l’idéal renaissant de l’ « homme universel » par excellence, susceptible d’exceller dans tous les domaines avec une liberté nonchalante, car elle est le fruit de son détachement ; la qualité principale du courtisan doit être la grâce, qui harmonise son être intérieur et extérieur et lui permet de s’accorder avec soi-même, et par conséquence aux autres. La grâce reconduit l’homme à être soi véritablement, à une forme d’équilibre spirituel et existentiel ; elle est définie par l’auteur italien comme sprezzatura, expression de l’italien antique que Montaigne traduira avec nonchalance, et qui est opposé au studio, c’est à dire à l’application, au zèle ; la grâce est ainsi le contraire de l’affectation. Claudio Romano passe ensuite à appliquer le concept de grâce à l’art, où il correspond à l’aisance, à la facilité, à la simplicité et spontanéité du geste, enfin au style, qui ne peut pas être le produit direct d’une volonté. Voici la conception de l’ipséité : être soi, c’est ne rien faire pour l’être. L’Auteur procède alors à un intéressant excursus dans l’art de la Renaissance, en identifiant chez Raphaël et Titien de véritables exemples de style authentique.

Montaigne, continue l’Auteur, a sécularisé la notion de repos en Dieu d’Augustin ; il reprend ce concept dont l’exemple est l’assiette souple et aisée du chevalier, qui devient l’assiette de l’existence : c’est une assiette naturelle, qui se situe à l’opposé du rigide contrôle de soi des stoïciens, mais également différent du repos trop statique d’Augustin ; elle ne représente plus chez lui une qualité du courtisan, comme la grâce pour Castiglione, mais de l’homme en général. Montaigne appelle cette grâce, libérée de toute cérémonie et qu’il identifie à la simplicité et la vérité : le naturel ; et il propose Socrate comme modèle de simplicité de style dans les discours rapportés par Platon, dans lesquels s’exprime la simplicité de son être. Même si la simplicité de Montaigne présente souvent des nuances évangéliques, la source de son inspiration n’est pas la religion. C’est la question de l’unité avec soi qui prime chez Montaigne, et qui seule nous procure une assiette dans l’existence ; l’ipséité devient alors une forme de fidélité à soi et aux autres. La franchise s’exprime dans la liberté ; Claude Romano remarque combien cette union de nonchalance et de liberté chez Montaigne présente d’analogies avec la culture zen. Dans son fameux exemple de l’archer la tentative de contrôler consciemment le geste s’avère un obstacle au bon déroulement de l’action, tandis que le fait de laisser faire le corps se montre plus efficace.

Dans la troisième partie, Le déclin du naturel et l’essor de l’authenticité, chapitres XI-XVI, Claude Romano explique comment, à l’époque baroque, le naturel décline et la dissimulation devient alors un utile instrument d’auto-défense pour pouvoir survivre à la cour ; faudrait-il donc considérer licite toute sorte de dissimulation ? Le théâtre devient l’occupation préférée, appréciée aussi par Gracian, pour qui le paraître constitue l’être véritable et l’ostentation prend la place de la grâce chez Castiglione ; Gracian, jésuite casuiste, finit par plaider souvent pour le relativisme moral ; il sera apprécié par Nietzsche, pour qui les qualités d’acteur sont les caractéristiques des hommes de pouvoir. Dès le XVIIe siècle Gracian suscitera la violente réaction des jansénistes et, plus tard, celle de Rousseau.

Le jansénisme, avec son exigence de retour à l’orthodoxie, occupe une place importante dans l’œuvre de Claude Romano, car il fait action de démystification ; sa rigueur intransigeante va s’opposer au pragmatisme jésuite, finissant par gagner une large partie de France ; il va diffuser toute une sensibilité qui n’est plus favorable à la grande scène baroque et au théâtre. La vie intérieure prend la place du lustre et de l’ostentation. Fausseté et déguisement ne sont que tromperie pour Pascal ; la société humaine et ses institutions temporelles représentent la fausseté des vertus humaines et le jansénisme, selon la doctrine augustinienne des deux amours, demande de « haïr » soi-même pour aimer Dieu ; plusieurs traits la rapprochent du calvinisme. L’Auteur décrit ainsi, avec un soin tout particulier, les liens avec le jansénisme et les spécificités de la pensée de La Rochefoucault et de Mme de Lafayette.

Claude Romano ne quitte pas l’Âge classique sans avoir réfléchi à la contribution de Descartes qui propose sa propre conception de la magnanimité, appelée « générosité », dans des nuances néo-stoïciennes, surtout, avec son cogito ergo sum, qui traite du « moi ». Toutefois, ce sera seulement Locke qui fera de ce self l’objet d’une expérience interne qui n’est pas différente de celle des sens et qui ouvre la porte à toutes les égologies.

Rousseau considère que le guide et la source de toute bonté pour l’homme sont liés au problème de l’authenticité, qui se manifeste comme sentiment et témoignage intérieurs de sa propre conscience : idées chères au calvinisme ; la franchise et la totale transparence sont également une idée stoïque. Rousseau reprend ainsi les argumentations de Castellion et de Bayle sur le primat et l’obéissance à la conscience, et la peine pour ceux qui ne l’écoutent pas est le péché. C’est intéressant de remarquer comment pour Claude Romano cette attitude du philosophe genevois, qui n’hésite pas à dénoncer la fausseté de la société, peut être rapprochée en quelque sorte de celle du jansénisme ; toutefois, ajoutons-nous, la conviction que la malice de l’homme soit le fruit d’un système politique inique et d’une oppression économique, plutôt que la conséquence du péché originel n’est ni janséniste ni calviniste. Rousseau, remarque notre Auteur, est ici très proche du néo-protestantisme libéral qui se développe à Genève avec Turrettini, Vernet ou Vernes. Rousseau accuse la société d’hypocrisie et de mensonge, de conformisme et d’aliénation, où l’homme finit pour abdiquer à son être propre et, comme ce le sera pour Sartre, les regards que les uns portent sur les autres sont déjà servitude ; il conclut que l’essence de l’authenticité, et donc de la liberté, consiste dans l’autodétermination en vertu de laquelle chacun n’obéit plus qu’à la loi de sa conscience. La condition externe de cette liberté individuelle dépend d’un contrat social qui rétablit l’égalité des droits entre les citoyens. L’Auteur met en évidence les aspects utopiques et les contradictions de la pensée de Rousseau, mais il souligne aussi que l’authenticité de son paradigme a triomphé dans la philosophie moderne, au point de supplanter définitivement d’autres conceptions de la vérité personnelle.

L’Auteur s’emploie alors à exposer les pensées de Marivaux, Schiller et Kleist ; ces auteurs s’accordent dans la tentative de définir la naturalité du comportement humain faisant recours parfois à la grâce du geste involontaire et harmonieux, parfois « au se laisser aller » de la marionnette ou de l’animal. Il consacre enfin les derniers amples chapitres à l’exister en vérité de Kierkegaard et à l’authenticité radicale de Heidegger.

Pour le philosophe danois la vérité devient l’appropriation, l’intériorité et la subjectivité : la seule vérité sur laquelle une existence puisse se bâtir est celle que l’existant peut faire sienne ; ce n’est pas la vérité en soi et anonyme. La perspective de Kierkegaard est celle chrétienne d’une imitatio Christi ; il veut se rapprocher existentiellement de son idéal, en devenant un témoin de la vérité : car Christ est la vérité non comme une somme de propositions ou de concepts, mais comme une vie. On peut relever ici l’influence de Luther qui a souligné le caractère « subjectif » de la vérité du christianisme, en faisant de la sola fides le principe autour duquel se développe toute l’existence chrétienne ; mais Luther a été aussi, pour Kierkegaard celui qui a fait de la Réforme une institution, en trahissant le christianisme. Claude Romano explique ensuite la distinction des trois possibilités d’existence chez Kierkegaard :  l’existence esthétique, sous le signe de l’infinie possibilité et d’une vie sous un masque ; ensuite la vie éthique, symbolisée par l’engagement du mariage ; et enfin l’existence religieuse, selon le modèle du Christ. Dans le premier stade l’individu est enfermé dans une solitude désespérée qui présente des aspects « démoniaques » : il multiplie les conquêtes car il est incapable d’amour. Le stade éthique est représenté par la transformation de la fugacité de l’attrait pour une femme ou un homme dans un engagement éternel ; la valeur éthique de ce stade dépend d’un choix ferme et personnel, car la volonté est éveillée à soi-même et donne lieu à la personne morale. Dans le stade religieux l’homme est seul face à Dieu ; c’est la foi que lui permet, dans la crainte, dans le tremblement et dans l’angoisse de faire le saut vers la lumière : l’exemple est Abraham ; la subjectivité s’ouvre vers un Autre, elle trouve hors de soi un nouveau point d’appui : la vérité n’est plus à disposition du sujet. L’Auteur observe enfin que, pour Kierkegaard, le rapport avec Dieu est une relation personnelle, de seul à Seul : la foule déresponsabilise ; chacun doit donc éviter de se mêler aux autres, si non avec prudence.

Pour Heidegger enfin, l’angoisse de la solitude du Dasein devient l’équivalent d’un « solipsisme ». À Heidegger l’Auteur consacre autant de place qu’à Kierkegaard ; il observe immédiatement l’analogie de la pensée de Heidegger sur l’ « On », qui indique l’être impersonnel, avec la société des masques de Rousseau ; mais cet « On »  ne renvoie pas à la collectivité ou à la société humaine, mais à une manière d’être du Dasein, l’existant, lui-même ; l’aliénation, qui ne survient pas de l’extérieur mais du Dasein lui-même ne dérive pas d’une intention de tromper de manière volontaire, car la tentation de dissimulation et de déformation sont structurelles. Le Dasein s’aliène dans la foule pour échapper à l’angoisse existentielle et pour ne pas prendre de décision ; il s’appuie et se perd ainsi dans le « On » conformiste. L’être soi-même n’est qu’une modalité d’être du Dasein, comme l’est le Dasein perdu dans le « On » ; ainsi une structure triadique est créée : la différence entre les deux modalités du Dasein consiste dans le fait que dans le cas où il prend une décision, la modification dans son existence est produite de manière personnelle, par l’ipse et par conséquent elle est authentique ; dans le cas du « On » elle est produite de manière impersonnelle et inauthentique. Seulement face à l’angoisse de la mort le Dasein est finalement authentique, car il est seul.  Le concept de vérité de Heidegger devient alors, pour la première fois, radicalement subjectif, mais privé de tout contenu, car il est reconduit à une manière d’être, à la différence de Rousseau où le contenu consiste dans la sincérité envers soi-même, et de Kierkegaard, où le contenu est la foi. Chez Heidegger finalement c’est la volonté du Dasein de vouloir sa propre authenticité qui lui confère constance et fermeté ; ce sera ce rôle de la volonté qui permettra de mettre sa pensée au service de l’idéologie nazie.

Dans son court épilogue l’Auteur résume la question de l’adéquation à soi-même ou de l’être véritablement soi-même, qui n’est traitée que marginalement par la philosophie contemporaine, en deux tendances : dans la première, dont le stoïcisme est l’emblème, l’accord avec soi-même est réalisé par le moyen de la raison et de la maîtrise des passions de manière rigide ; dans la seconde, l’accord est obtenu par un mixte de contrôle et de laisser-aller négligent.

Dans l’apostille finale Claude Romano propose une sorte de monographie dans laquelle il suggère une série de pistes de réflexion et recherche au sujet du naturel ; par exemple : « Est-il possible de chercher à être naturel ? N’y aurait-il pas dans cet effort une contradiction avec la spontanéité liée à l’idée de naturel ? ».

En conclusion, le travail de Claude Romano est imposant et touche à une question peu traitée jusqu’à présent ; son style facilement accessible et ses descriptions claires le rendent un instrument indispensable pour tous ceux qui désirent lire ou relire l’histoire de la pensée occidentale concernant la recherche de l’authenticité.

Heureux qui comme Ulysse…