Pierre-Jean Renaudie: Husserl et les catégories

Husserl et les catégories. Langage, pensée et perception Book Cover Husserl et les catégories. Langage, pensée et perception
Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie
Pierre-Jean Renaudie
Librairie Philosophique J. Vrin
2015
Paperback 24.00 €
256

Reviewed by: Eric Clémençon (Université Aix Marseille/Ceperc)

          On peut distinguer de manière très schématique trois étapes de l’histoire, en France, de la compréhension de l’œuvre de Husserl : Dans un premier temps, les interprètes parlèrent d’un « tournant transcendantal » pour décrire ce qu’ils concevaient comme une rupture entre les recherches mathématiques et logiques de Husserl et la phénoménologie proprement dite ; pour cette lecture, il y avait « deux » Husserl, un épistémologue et théoricien de la connaissance, puis un philosophe idéaliste se perdant dans une forme de solipsisme. Ensuite, des exégètes plus rigoureux, comme René Schérer, relirent les Recherches logiques (désormais RL) et surent y trouver les éléments méthodologiques et ontologiques fondamentaux que l’inventeur de la phénoménologie, loin de les renier ou de s’en détourner, développa jusque dans ses derniers écrits majeurs. Cette relecture, qui attribuait une plus grande cohérence à l’œuvre de Husserl que celle du « tournant », évitait cependant de se confronter à la Philosophie de l’arithmétique (désormais PA) qui, condamnée très tôt par Frege et dont Husserl lui-même avait renié le psychologisme, était en quelque sorte sortie du « véritable » Husserl, qui commençait avec les RL et s’achevait avec la Krisis. C’est au début du XXIème siècle que des chercheurs tels que Denis Fisette ou Guillaume Fréchette surent combler le fossé apparent entre la PA (1891) et les RL, en montrant en particulier que l’une des motivations cardinales de celles-ci se trouvait dans l’un des problèmes avec lesquels Husserl s’était débattu sans pouvoir le résoudre dans PA, à savoir celui du statut logique des nombres imaginaires et des difficultés ontologiques qu’ils soulevaient. C’est à cette troisième étape de l’interprétation de l’œuvre de Husserl qu’appartient l’étude de Pierre-Jean Renaudie, Husserl et les catégories : les « deux objectifs principaux et complémentaires » que vise cet auteur sont, d’une part, « de retracer la genèse de la question catégoriale dans la période qui précède l’écriture des Recherches logiques », d’autre part de faire la démonstration de la cohérence du travail de Husserl depuis la PA jusque dans la constitution de la phénoménologie proprement dite ; en effet, Renaudie cherche à montrer que « la théorie husserlienne des catégories » ou « la problématique du catégorial » qu’il dégage des écrits de 1891 à 1921 « occupe une place stratégique et décisive eu égard à la définition de la phénoménologie, à la mise en place de sa méthode et à la délimitation de ses buts » (p. 13 et 29). Autrement dit, la thématique choisie par cette interprétation, celle des catégories au sens canonique mais cependant renouvelé du terme, serait ce qui permet d’établir que la phénoménologie se constitue dès les tout premiers textes de Husserl, par suite que le problème du catégorial confère son unité à l’ensemble de son œuvre. J’ignore s’il est légitime d’aller jusque-là, mais Renaudie justifie son axe d’interprétation par l’§ 67 des Prolégomènes, où Husserl présente la fixation et l’élucidation des concepts primitifs de la connaissance, c’est-à-dire des catégories, comme la première des « taches de la logique pure ».

          La démonstration de Renaudie suit de manière précise et attentive la chronologie des textes de Husserl, depuis la PA aux RL (dont les différences entre les deux éditions sont relevées et expliquées quand il y a lieu). Elle s’enracine dans le bref rappel de la double origine, platonicienne puis aristotélicienne, du concept et de la problématique des catégories, à savoir le thème de la prédication en tant qu’articulation des formes du discours sur ce qui est avec ce qui est (p. 12), mais c’est avec le débat serré avec la théorie kantienne que, si l’on peut dire, « les choses sérieuses » commencent. La première étape de cette démonstration est assurée par les deux premiers chapitres de l’ouvrage. Le premier, consacré à « la question de la synthèse », explique rigoureusement et très clairement où se situe la différence majeure entre les deux traitements, kantien et husserlien, de la question des catégories. Aux yeux de Kant, il ne saurait y avoir de « pensée » au sens strict, c’est-à-dire de jugement, c’est-à-dire encore de liaison entre des contenus (intuitions ou concepts), qu’à condition qu’il y ait un quelconque « acte de l’esprit ». Toute synthèse renvoie nécessairement à un acte de la spontanéité du sujet, et ne saurait provenir de la seule sensibilité, par définition passive. C’est ce point précisément que Husserl rejette dans la PA, en arguant que Kant « manque » l’expérience qu’il cherchait précisément à analyser, parce que celui-ci, du fait de sa métaphysique et en particulier de la doctrine des facultés, est incapable de « reconnaître l’existence de liaisons dans la chose même » (p. 38). Là contre, Husserl construit une théorie des « multiplicités sensibles », dont Renaudie montre dans le second chapitre qu’elle constitue la solution que Husserl a apporté à un débat important à la fin du XIXème siècle, qui ressortit à la « psychologie descriptive » et a impliqué des auteurs comme Mach, Stumpf, Von Ehrenfels ou encore Meinong. On ne peut que louer Renaudie de reconstituer ces débats techniques et aujourd’hui oubliés, et de montrer qu’ils cherchaient à répondre à la question simple : Qu’est-ce que saisir une multiplicité ou une diversité (d’objets) en tant qu’unité d’un divers ? La position de Husserl est on peut plus claire : il n’est nul besoin d’un acte de l’entendement, et c’est l’intuition sensible qui nous donne des contenus déjà liés, déjà organisés. Contre le postulat kantien d’un divers inorganisé, « rhapsodique », Husserl affirme que le donné est déjà lié dans des touts sensibles possédant une organisation immanente. Ce premier moment de l’analyse, s’il est décisif, présente aussi, si l’on peut dire, le versant négatif de la question catégoriale : en 1891, Husserl explique, grâce aux outils de la psychologie descriptive de son temps (les concepts de « fusion », de « qualités de forme » ou de « moments de Gestalt »), que « l’unification du divers permettant de saisir des totalités » pouvait se faire « en deçà de toute activité catégoriale » (p. 77). Autrement dit, les premier et second chapitres montrent surtout que l’organisation des multiplicités et des totalités sensibles n’ont aucun besoin d’un acte de l’entendement, par suite que ce n’est pas à ce niveau qu’il convient de chercher la mise en œuvre des catégories (d’unité, de pluralité, etc.) par les fonctions du jugement, mais dans les actes de colligation secondaires quoique fondés sur la saisie intuitive des multiplicités, qui sont à l’origine des nombres. La grande qualité du premier chapitre nous conduit à regretter que sa conclusion, portant sur les « moments figuraux » qui précisément constituent les indices grâce auxquels nous saisissons les multiplicités comme telles, est trop imprécise et allusive : alors que ces moments figuraux parcourent tout le second chapitre, ils ne sont pas définis clairement, mais seulement assimilés à d’autres termes (« signes indicatifs » renvoyant aux « signes locaux » de Lotze, ou encore « marques sensibles », pp. 60-63) fonctionnant implicitement comme des synonymes, mais s’avérant incapables de dire précisément ce que sont ces « moments figuraux ». Or, des études récentes et, surtout, antérieures à l’ouvrage de Renaudie, ont montré de façon convaincante que Husserl a choisi cette expression pour éviter une confusion avec les « Gestaltmomente » de von Ehrenfels. Il semble que, en 1890, Husserl appelait ce qui nous permet d’avoir l’intuition immédiate des quantités comme quantités, des « Gestaltmomente » et que ce n’est qu’en rédigeant la PA qu’il préféra l’expression des « moments figuraux » (C. Ierna, « Husserl et Stumpf sur la Gestalt et la fusion », Philosophiques, vol. 36, 2009, sp. pp. 491-494). Cette critique serait un point de détail si cette indétermination des moments figuraux à la fin du premier chapitre ne rejaillissait pas sur le second chapitre, qui fait certes état de la psychologie de la Gestalt qui les a inspirés, mais un peu tard (pp. 91-92, on finit par apprendre que, « durant les dix ans qui précédèrent la rédaction des RL » Husserl s’est débattu avec « une analyse de type gestaltiste de la perception, dont [il] reconnaît pourtant la valeur », cf. aussi p. 95). Mais peut-être ce flottement conceptuel a-t-il pour origine le souci de Renaudie de suivre strictement la chronologie, ce qui peut se faire aux dépens de la logique des concepts ? Un mot rapide sur le second chapitre : l’auteur y montre deux choses surtout : d’une part que, de la PA à la première édition des RL, Husserl se dégage des analyses et des outils de la psychologie et cherche à résoudre les problèmes qu’elle pose au niveau de « la logique du sensible » (p. 70, et pp. 93-103) ; d’autre part, que c’est bien « la théorie des multiplicités sensibles [qui] constitue… le point de départ génétique du questionnement qui sous-tend l’analyse des catégories que proposera Husserl dans les RL » (pp. 78-79). Ce second point est important dans la mesure où il constitue, à mon avis, la thèse exégétique de l’auteur dans sa démonstration de l’unité et de la cohérence de la philosophie de Husserl de 1891 à 1901 (et 1921). Renaudie nous convainc de la justesse de son hypothèse en rattachant rigoureusement les « moments figuraux » de la PA à la théorie des touts et des parties de la troisième RL. Alors que le premier chapitre établissait que l’intuition des touts se situait à un niveau infra-catégorial, le second reconstitue la genèse du passage de la psychologie à l’onto-logique, de la factualité de la pensée à sa légalité idéale. C’est dans ce cadre, explique Renaudie, que Husserl va réinvestir de manière originale la question traditionnelle des catégories.

          C’est dans le chapitre III que Renaudie établit, par une lecture des 3ème et 6ème RL, d’une part la distinction entre ces deux ordres que sont le sensible et le catégorial et leur spécificité, d’autre part la fondation des actes catégoriaux sur les actes sensibles indépendants, on l’a vu, de toute synthèse catégoriale. Par exemple « l’identification de l’unité de l’objet », qui fait intervenir des catégories au sens canonique du terme, repose sur un « objet perçu [qui] n’a en aucune façon besoin d’être affublé d’un prédicat catégorial pour être un » (p. 111). Cette fondation est déterminante pour comprendre le statut que Husserl attribue au catégorial, à savoir de résider dans des actes qui s’édifient toujours sur des perceptions, et n’ont de sens que « sur le terrain de la perception » (p. 123-124). L’un des résultats importants de ces analyses consiste à mettre en évidence « ces deux niveaux phénoménologiques d’analyse que sont les actes intentionnels d’un côté, et les contenus de l’autre » (p. 118), les premiers seuls impliquant des catégories, alors que les seconds dépendent des relations matérielles entre des contenus qui sont données en même temps que ces contenus sensibles eux-mêmes. Cette distinction entre les deux ordres du sensible et du catégorial aboutit dans un premier temps à la mise en évidence de leur légalité respective : les lois constitutives des touts sensibles « doivent être caractérisées comme des lois matérielles, auxquelles la seconde édition [des RL] donnera le nom de « lois synthétiques a priori » », alors que « les lois qui se rapportent aux formes catégoriales sont des lois analytiques a priori » (pp. 119-120) ; ces dernières ne sont rien de moins que les lois que les Ideen, I (sp. § 9-11) attribueront à l’ontologie formelle, les « lois de l’objectivité en général ». Dans un second temps, cette opposition logique (et non psychologique) entre « des formes matérielles d’un côté, et catégoriales de l’autre » – formes qui, toutes ensemble, fournissent le cadre de toute connaissance – se traduit par une « division phénoménologique entre deux types d’actes correspondant : actes sensibles d’un côté, catégoriaux de l’autre » (p. 126). Et ces actes, nous explique Renaudie, s’articulent à la fois à deux sortes d’a priori et à deux sortes de lois. C’est là que le sens du projet exégétique de l’auteur s’accomplit : il explique en effet que ces distinctions, en particulier entre les lois matérielles et catégoriales sont ce qui structure la phénoménologie parce qu’elles en « définissent les limites, inférieures et supérieures » (p. 126). La phénoménologie ne peut ni  « s’enfoncer au-delà des limites fixées par cet a priori matériel » sauf à se transformer en une psychologie des profondeurs rejetée par Husserl, ni « s’étendre au-delà des lois analytiques de structuration des formes catégoriales » au risque de produire, comme Meinong, une ontologie statuant directement sur l’ameublement du monde (p. 127). C’est à ce point précisément que la thèse exégétique de l’auteur est justifiée : la problématique du catégorial et le traitement original qu’en propose Husserl contribuent de façon décisive à la délimitation des buts de la phénoménologie.

          Tout comme le premier chapitre s’enracinait sur un débat entre Husserl et Kant à propos de la synthèse, le chapitre IV prend appui sur les remises en question de Brentano par Husserl à propos des concepts fondamentaux de représentation et de vécu intentionnel et en particulier du statut de la perception. Le matériau utilisé est constitué par les retranscriptions de cours de Husserl de 1902 à 1907, comparés systématiquement aux RL. Les deux thèses brentaniennes discutées sont, primo, que les jugements et les représentations constituent deux classes d’actes distinctes, secundo que toute perception est un jugement impliquant une croyance dans la réalité de la chose perçue, autrement dit qu’elle est un acte positionnel. Ce chapitre apparaît comme une sorte d’application des analyses des actes sensibles et catégoriaux du précédent chapitre à ces questions de la psychologie empirique brentanienne. Renaudie y montre en effet que c’est la distinction entre ces deux types d’actes, ainsi que l’établissement de la perception comme acte catégorial, qui permettent à Husserl de critiquer le statut positionnel de la perception (p. 141). Mais Renaudie introduit aussi un concept phénoménologique nouveau, celui des « actes objectivants », dont il montre l’importance dans la critique husserlienne de la classification des actes psychiques de son maître. En effet, pour Husserl, aussi bien la représentation que le jugement et la perception appartiennent à cette classe des actes objectivants, dans la mesure où, en chacun d’eux, un objet est donné à la conscience. Ce qui caractérise une perception ou un jugement, c’est « qu’ils donnent par eux-mêmes des objets à la conscience et font apparaître quelque chose d’objectif » (p. 142). Renaudie montre de façon convaincante, en confrontant les cours de Husserl avec la 5ème RL, que le concept d’acte objectivant est un élément décisif de la conception husserlienne de l’objectivité, qui apparaît comme le terme d’un processus de constitution interne à la vie et aux actes de la conscience. Le parallèle entre le débat de Husserl avec Kant et celui entre Husserl et Brentano peut semble-t-il être approfondi : de la même façon que Husserl rejetait l’idée qu’un acte de l’entendement est nécessaire pour organiser le divers donné à l’intuition, de même rejette-t-il la thèse d’un jugement (d’un acte intellectuel) interne à la perception ; ce qu’il y a de commun aux deux critiques, c’est l’autonomie de la perception à l’égard des fonctions intellectuelles « supérieures ». Dès 1907, dans les cours sur Chose et espace (P.U.F., 1989), la spécificité de la perception, où la « présence-en-chair-et-en-os » de l’objet était posée comme immanente au vécu de perception comme tel, permet d’évacuer une quelconque activité judicative ou positionnelle des vécus perceptifs. Bref, « la perception n’est pas par elle-même une forme embryonnaire de pensée ou une modalité du jugement » (p. 150). Ces analyses, pour intéressantes qu’elles soient, ne sont encore que des préliminaires dans l’interprétation de la question du catégorial : Renaudie montre en effet, dans la seconde partie de ce chapitre, comment Husserl démontre que les actes catégoriaux appartiennent à la classe des actes objectivants. Le cœur de cette démonstration réside dans un « élargissement phénoménologique de la perception qui permet de différencier la perception sensible d’objets simples ou individuels de la perception catégoriale d’objets complexes ou généraux », mais de telle sorte que le terme de « perception » s’applique légitimement à l’une comme à l’autre (p. 150). La reconstitution de Renaudie est d’autant plus intéressante qu’elle fait enfin intervenir le premier élément du sous-titre de son ouvrage, « Langage, pensée et perception » ; jusqu’alors, le lecteur se demandait où et dans quelle mesure l’auteur allait parler du langage, qui n’était abordé que dans l’Introduction, pour la raison que les catégories, depuis Aristote, sont autant les genres primitifs de l’être que les façons que nous avons de dire l’être (point sur lequel, à mon sens, Renaudie est trop allusif). Il se livre pour ce faire à une étude de la sixième RL et reconstitue les ambiguïtés et les paradoxes de la relation que Husserl cherche à élucider entre les perceptions et les énoncés par lesquels nous exprimons nos perceptions. Car c’est bien du côté de ces derniers que Husserl va situer le voir ou l’intuition catégoriale, et c’est là qu’il va renouer avec le concept aristotélicien de la catégorie, ce concept où « être » et « être-vrai », l’être et la vérité sur l’être coïncident. Ce qui permet à Husserl de parler d’un voir catégorial, selon Renaudie, résiderait dans l’ambiguïté de formules du type « je vois que 1 + 1 = 2 » ou « je vois avec évidence que a +b = b + a » (p. 154), mais cette ambiguïté, loin de pouvoir être interprétée comme un abus de langage, « va apparaître comme structurante pour la sphère … des actes catégoriaux » (Id.) : elle rend nécessaire l’élargissement de l’intuition sensible à l’intuition catégoriale. L’un des enjeux de cette interprétation est d’établir que Husserl remplace l’opposition classique entre sensibilité et entendement par celle entre le sensible et le catégorial ; un second enjeu, historique celui-là, est de servir de base à « une histoire critique de la philosophie », à un rejet dos à dos du naturalisme et de la métaphysique des facultés, tout spécialement de la distinction entre la sensibilité et l’entendement (p. 157). La conclusion de ce chapitre, dont il serait trop long de reconstituer le détail de l’argumentation tant il implique des concepts majeurs de la phénoménologie et emprunte des méandres parfois éloignés de l’essentiel (comme le retour sur « la fondation du catégorial sur le sensible » déjà développée précédemment (pp. 158-162)), porte sur la spécificité et le statut des corrélats du voir ou de l’intuition catégoriale, à savoir les « objets catégoriaux » et les « objectivités catégoriales ». A la question : « Que sont ces « nouveaux » objets ? » (p. 164), Renaudie peine à mon sens à nous en proposer une réponse « claire » ; plus précisément, une réponse plus claire que celle qu’on trouve sous la plume de Husserl. Ce manque de clarté tient peut-être à la direction de la question, qui se transforme trop vite en celle sur le « statut » des objectivités catégoriales (p. 165), puis en celle portant sur l’acte catégorial lui-même (p. 167). Certes, nous (ré)apprenons que l’objet catégorial dépend d’un objet sensible qui le précède nécessairement et, surtout, que l’objet catégorial n’est pas tant un « nouvel objet » au sens de l’ontologie meinongienne qu’une « nouvelle façon, pour l’objet sensible, de se présenter (p. 169), mais on pourra regretter que Renaudie n’utilise pas les éléments de réponse donnés par Husserl, et qu’il cite, pour amener à la clarté les expressions d’ « état-de-choses », d’ « objet formé logiquement » ou encore d’ « objet général ».

         Le cinquième et dernier chapitre part du rejet de la thèse de Brentano : « Percevoir n’est pas juger » (p. 179) et de la distinction entre la perception intuitive et la perception catégoriale établies dans le chapitre précédent, pour approfondir la relation entre l’intuition et la signification. Les quelques pages du chapitre précédent sur le rapport entre les perceptions et les énoncés les exprimant sont réinvesties et articulées à l’idée de grammaire pure logique de la 4ème RL, mais le point fondamental concerne l’inversion du rapport fondationnel que l’intuition jouait jusque-là relativement aux vécus signitifs : Renaudie montre que, à mesure que Husserl accomplit l’analyse des degrés de la connaissance, il attribue une priorité à la structure syntaxique des énoncés de perception sur l’organisation matérielle du donné sensible (p. 189). Corrélativement, les « catégories de la signification » prennent, dans l’ordre de la connaissance, une autonomie relativement aux lois matérielles de l’intuition ; autrement dit, la pensée se libère de l’intuitivité. Elle peut, dès lors qu’elle observe les lois de la signification et ne devient pas non-sens, se réaliser sans avoir à reposer sur du donné sensible. Ce sont les lois idéales de la pensée, et non plus le matériau donné selon la légalité de l’intuition sensible, qui déterminent quelles sont les variations de formes catégoriales qui sont possibles. L’un des intérêts de ce chapitre est de reprendre à nouveaux frais le débat de Husserl avec Kant à propos de la synthèse. Ce retour au point de départ, qui tient compte des acquis des interprétations des chapitres intermédiaires, constitue l’une des qualités architectoniques, quasi esthétique, de l’ouvrage de Renaudie. Ce chapitre se conclut en discutant la question,  cruciale depuis Aristote pour le statut et la valeur des catégories, de savoir ce qu’il en est des rapports entre l’ordre logique et l’ordre du « monde réel » : le cours du monde pourrait-il réfuter les lois logiques ? au rebours, l’expérience pourrait-elle fonder ces mêmes lois ? Renaudie explique avec force la position de Husserl sur cette double question : non seulement la recherche d’une concordance entre le cours du monde avec une législation de l’entendement est-elle une tâche absurde et vaine, mais la phénoménologie fait du renoncement à ce genre de perplexité l’un de ses principes (p. 214). Renaudie ne le dit pas, mais cette « réponse » de Husserl sera celle aussi celle de Carnap puis de Quine.

         Cet ouvrage, d’une grande richesse de matériaux, pêche parfois au niveau de l’ordre et de l’unité démonstrative, compensés sans doute par la finesse de ses analyses. Nous regretterons pour notre part que le thème annoncé du « langage » soit ici réduit aux quelques pages, trop rares et éparses, que Renaudie consacre aux énoncés exprimant des perceptions, à la grammaire pure logique et aux catégories de signification. Ces pages sont tout à la fois importantes et trop rares. Même s’il montre bien que la réflexion husserlienne sur l’expression des perceptions participe bien d’une réflexion de la phénoménologie sur sa méthode dans la mesure où la description des vécus en est constitutive, Renaudie ne parvient pas à construire une interprétation unifiée sur le rôle éminent du langage dans les RL ; le fait que pas un mot n’ait été consacré à la 1ère RL (qui pourtant établit le concept d’ « acte conférant la signification » utilisé dans la sixième Recherche et qui occupe une place importante dans le travail de Renaudie) et que les cours de 1908 Sur la théorie de la signification ne soient évoqués qu’à la marge alors même qu’ils relèvent de la période étudiée par Renaudie, est à cet égard à tout le moins problématique ; après tout, ce n’est quand même pas par fantaisie ou par hasard que les Recherches logiques prennent pour point de départ une analyse du langage. Autant l’ouvrage de Renaudie est d’une grande valeur pour comprendre la genèse de la pensée de Husserl sur la perception et la pensée (le catégorial), autant elle laisse le lecteur sur sa faim pour ce qui concerne le rôle de l’analyse du langage dans la constitution de la phénoménologie. En soi, cette « lacune » n’en est pas une, mais elle en devient une lorsqu’on sous-intitule sa lecture de Husserl « Langage, pensée et perception ». Enfin, mais ce n’est certes pas à reprocher à l’auteur, ses pages remarquables de précision et de rigueur consacrées à la discussion du concept de synthèse chez Kant et Husserl nous font d’autant plus éprouver le manque d’une confrontation d’ensemble des œuvres des deux fondateurs de la philosophie transcendantale. Souhaitons qu’un jeune étudiant de philosophie lise Husserl et les catégories et, stimulé par son intérêt s’attèle enfin à cette tâche enthousiasmante.

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