Ideas in Context
Cambridge University Press
2014
Paperback £21.99
350
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Reviewed by: Christian Sommer (CNRS, Paris)
Recension originale publiée dans Bulletin heideggerien 4, 2014
Les études réunies dans cet ouvrage s’inscrivent entre deux termes extrêmes, le Natorp-Bericht de 1922 – dont l’A. avait donné une excellente traduction française en 1992 (Cf. Interprétations phénoménologiques d’Aristote (Tableau de la situation herméneutique), Mauvezin, TER, 1992) – et les essais des années 1950 rassemblés dans Unterwegs zur Sprache : ce sont autant de coups de sonde qui problématisent l’itinéraire de Heidegger sur trente ans, envisagé selon la possibilité ou l’impossibilité d’une phénoménologie herméneutique. Ces études détaillées s’éclairent d’une thèse forte permettant de reconstruire un axe d’intelligibilité autour duquel se déploie tout le corpus de Heidegger : l’élaboration progressive, avec ses impasses, ses détours et ses retours, de ce que Jean-François Courtine nomme une « archéo-logique ». La mise au jour de cette strate « archaïque » en deçà de la logique et de la grammaire de l’être passe par un double biais, celui d’une « destruction de la logique » et celui de l’ouverture d’un rapport herméneutique au monde : le hermeneutischer Bezug, « archi-herméneia » par laquelle l’homme, selon une dimension quasi acroamatique, prête l’oreille – et la voix – aux phénomènes, pour aboutir, chez le tout dernier Heidegger, à la notion « alogique » d’une « phénoméno-phasis » (Auszüge zur Phänomenologie aus dem Manuskript “Vermächtnis der Seinsfrage” (1973-1975), Jahresgabe der Martin-Heidegger-Gesellschaft 2011/2012, hors commerce, p. 76).
D’une part, le fil conducteur d’une archéo-logique permet de rendre compte, dans toute sa complexité, d’une certaine réinterprétation herméneutique de la phénoménologie husserlienne, opérée au début des années 1920, singulièrement dans le cours de 1923 – Ontologie. Hermeneutik der Faktizität –, et assumé rétrospectivement, en 1953/1954, dans Aus einem Gespräch der Sprache, lorsque Heidegger évoque « le sens originel de l’hermeneuein » qui lui aurait permis de caractériser la phénoménologie alors qu’il travaillait aux premières esquisses de Sein und Zeit – travail dont le chapitre V propose une mise au point généalogique en examinant notamment les deux « centres nucléaires » de cet Aristoteles-Buch en puissance, ainsi que le problème de son interruption ou « échec ». L’A. reprend et élargit la question toujours débattue du statut de l’herméneutique dans la phénoménologie dans le syntagme « phénoménologie herméneutique », au-delà d’une « greffe » de l’une sur l’autre (P. Ricœur) mais aussi d’un « tournant herméneutique » de la phénoménologie (J. Grondin).
Le chapitre II développe admirablement cette question de l’herméneia ou das Hermeneutische – interpretatio si l’on y tient, mais non au sens moderne de l’élucidation d’une chaîne signifiante par d’autres chaînes signifiantes, mais au sens de l’expression, de l’explicitation, voire de la traduction ; autrement dit, au sens très formel, la transmission de quelque chose de signifiant, par le logos comme voix signifiante (phonè semantikè, cf. De int., 4, 16 b 26), la question étant de savoir si ce processus herméneutique est limité à la proposition déclarative, ou logos apophantikos, sans parler de la possibilité d’une herméneia non linguistique, comme l’herméneia des animaux, selon l’exemple aristotélicien.
Pour Heidegger, on le sait, l’herméneia ne se limite pas au logos apophantikos, à la proposition déclarative, ou plus largement à la « saisie théorique (theoretisches Erfassen) » (GA 20, 116), alors même qu’elle est susceptible de donner quelque chose à comprendre (Verstehen), comme par exemple une prière, une question ou une exhortation (De int., 4, 17 a 2-5) ; c’est sans doute l’un des résultats discrets mais décisifs de sa lecture, au cours de la première moitié des années 1920, du Peri Hermeneias, lecture ou « destruction » critique qui non seulement conteste l’équivalence admise par la majorité des commentateurs du traité aristotélicien depuis Ammonius mais engage la définition, ou la re-définition de la phénoménologie à l’époque de Sein und Zeit où le logos de la phénoménologie se présente comme un logos essentiellement herméneutique, « annonce » du phénomène ou « message » (Kunde/Kundgabe), s’il est permis de revenir aux analyses platoniciennes de l’Ion et du Théétète, que Heidegger, comme le rappelle l’A. p. 46, sollicitait dans Unterwegs zur Sprache, mais aussi, déjà, dans le cours du semestre d’été 1923.
On lira ainsi comme un point d’aboutissement de cette herméneutisation de la phénoménologie la définition au § 7 C de Sein und Zeit : « Le λόγος de la phénoménologie de l’être-là a le caractère de l’ἑρµηνεύειν qui annonce [qui manifeste, notifie, communique : kundgeben, terme également employé, notons-le en passant, par Husserl au § 69 de la VIe des Logische Untersuchungen pour décrire les actes communicants non objectivants, kundgebende Akte et kommunikative Aussagen] à la compréhension de l’être (Seinsverständnis) incluse dans l’être-là le sens authentique de l’être et les structures fondamentales de son propre être. La phénoménologie de l’être-là est herméneutique au sens originel de ce mot, qui vise tout ce qui a trait à l’explicitation (Auslegung) » (SZ, § 7, 37).
La « destruction de la logique » au fil archéo-logique de l’herméneia, ne va pas sans une portée « éthico-politique », dans la mesure où l’« herméneutique de la facticité », en charge de la question augustinienne quaestio mihi factus sum – analysée au chapitre III à partir du retour à Descartes de 1923/1924 –, a pour corrélat principal l’auto-aliénation (Selbstentfremdung) qu’il s’agit de « détruire » pour « faire la vérité », facere veritatem (p. 49). La destruction de la logique, toujours déjà uniment phénoménologico-herméneutique, s’applique à l’ipse aliéné par das Man, parlé par la lingua aliena du On commandé par un concept traditionnel de la vérité propositionnelle qui réfère, en dernière instance, à un temps nivelé, axé sur l’être interprété – “vécu” – comme Anwesenheit. En effet, l’A. y insiste à juste titre (p. 59), la « destruction de la logique » doit aller jusqu’à la mise en évidence de l’ursprüngliche Zeitlichkeit originellement herméneutique d’un « se mouvoir compréhensif », d’un comportement ou proto-articulation de la « vie facticielle », d’un Als ou en-tant-que primordial orienté sur la Bedeutsamkeit réduite et recouverte par la détermination logique de l’apophansis comme legein ti kata tinos.
Et il est permis de se demander, en outre, si Heidegger ne trouve pas l’une des ressources pour penser cette proto-articulation de la vie facticielle précédant la distinction logos apophantique/non apophantique, dans l’intuition catégoriale de la VIe Recherche logique corrigée par l’idée aristotélicienne d’une « sorte de logos » inhérent à l’aisthèsis – de an., 424 a 27, glosé par Heidegger dans le cours de 1923/1924, GA 17, 29 –, logos tis qui confère à la perception une dimension appréhensive permettant à l’être vivant de se rapporter au monde, à l’objet perceptible qui se donne dans son aspect, tel qu’il apparaît, cette perception sensible, dit Aristote, étant « toujours vraie » – De an., 427 b 13, passage glosé au § 7 B de Sein und Zeit – quand elle saisit un objet perceptible qui lui est propre. Car, par son caractère quasi pré-intentionnel, le Verstehen herméneutique apparaît comme ordonné à une intuition qui donne l’étant même ou la chose même – « Die Sache selbst gibt die Anschauung », selon la formule en GA 21, 105 – « en chair et en os (in seiner Leibhaftigkeit) ». Nous pourrions demander alors dans quelle mesure, plus généralement, cette inflexion herméneutique de la phénoménologie conduit à une certaine réhabilitation, chez Heidegger, de l’expérience pratique ou, comme dit l’A., de « la dimension originairement “pratique” ou “praxique” » (p. 60), face à l’ordre du langage, à une certaine réhabilitation, donc, du « contact » antéprédicatif inhérent à la perception compréhensive face à l’ordre prédicatif et apophantique.
Dans cette hypothèse de lecture, la destruction/répétition du De interpretatione et du De anima mais aussi de la Rhétorique d’Aristote apparaît comme solidaire d’une phénoménologie de la perception antéprédicative articulée autour du concept d’un « toucher » propre au noûs poietikos, où Heidegger voit, sorte d’intuition catégoriale sans égologie, un mode éminent et matriciel du dévoilement non apophantique : cet intellect « produit » l’intelligible qu’il reçoit pourtant passivement (De an., 430 a 14-20), et ce toucher noétique est un percevoir, un Ver-nehmen, passif (Ver-) et actif (-nehmen), une saisie réceptive qui articule l’« en tant que herméneutique » immédiatement donné et pris, le Vermeinen, la visée intentionnelle, et l’en tant que apophantique et théorique, ne pouvant qu’en dériver. En tout cas, c’est ce que Heidegger semble confirmer dans son cours du semestre d’hiver 1929/1930 où le noûs poiétique est lu comme un percevoir, Vernehmen, formateur d’unité et comme condition de possibilité du voilement et du dévoilement du logos apophantique (GA 29/30, 454-455), conduisant au concept original, bien que filtré par le schématisme kantien de l’imagination transcendantale, de formation du monde, de Weltbildung où il faut sans doute lire aussi, et déjà, le pouvoir poiétique archi-originaire et “mythique”, non apophantique, de la Dichtung, par excellence de l’Ur-Sprache de Hölderlin, un thème configurateur pour l’horizon de pensée du deuxième Heidegger.
D’autre part, en effet, la thèse de l’« archéo-logique » éclaire singulièrement certaines problématiques chez le deuxième Heidegger, la problématique d’un logos pré-apophantique et non johannique, puisée aux paroles présocratiques de Parménide, Héraclite et Anaximandre, mais aussi et en même temps – aspect décisif que l’auteur a raison de souligner fortement – à Hölderlin. Le chapitre VI (Polemos/Logos) tente ainsi une reconstruction chronologique fine de la lecture heideggérienne du célèbre fragment B 53 d’Héraclite et du concept central de polemos, de la Rektoratsrede de 1933 et du cours du semestre d’hiver 1933/1934 aux Vorträge und Aufsätze en passant par l’Einführung in die Metaphysik de 1935, le premier cours sur Hölderlin de 1934/1935 où est affirmée pour la première fois l’identité polemos/logos, et la version de 1935/1936 de Der Ursprung des Kunstwerkes. Le retour à Héraclite s’inscrit dans la volonté heideggérienne de revenir à une strate pré- métaphysique, archéo-logique du logos conçu comme polemos logos – « polemos et logos sont le même » –, formule directrice et emblématique du projet de « destruction de la logique » ; mais, aspect à notre sens déterminant, l’accès à l’archéo-logique héraclitéenne ou plus généralement présocratique est déterminé par la lecture de Hölderlin et dans une moindre mesure par celle de Nietzsche, comme le rappelle l’A. (p. 146).
Ce rôle configurateur et matriciel de Hölderlin ne saurait être négligé si l’on entend retracer et rendre intelligible l’itinéraire de Heidegger à partir de 1929 ; ceux qui en douteraient encore pourront dès lors suivre avec profit les nombreuses pistes et indices que l’A., grand connaisseur du poète – nous lui devons par exemple le volume Hölderlin, Fragments de poétique, (Paris, Imprimerie nationale, coll. « La Salamandre », 2006) – dégage et développe pour appréhender cette influence hölderlinienne sur l’élaboration, disons donc « archéo-logique », de la Seynsgeschichte, en rappelant (p. 183), pour commencer, cette indication rétrospective donnée en 1941/1942 (GA 71, 89) : « Au moment de rejeter les ultimes contresens inhérents à l’histoire de la métaphysique, c’est-à-dire au moment où l’être lui-même et sa vérité sont devenus au plus haut point dignes de question (Conférence de 1929-30 sur la vérité), la parole de Hölderlin, connue auparavant comme celle d’un poète parmi d’autres, devint un destin. » Et on pouvait déjà lire dans les Beiträge de 1936-1938 : « La destination historique de la philosophie culmine dans la reconnaissance de cette nécessité : créer une écoute à la parole de Hölderlin » (GA 65, 422). « Wer Ohren hat, der höre… » Enfin, n’oublions pas cette remarque, là aussi on ne peut plus claire, dans l’entretien quasi testamentaire donné au Spiegel en 1966 : « Ma pensée se tient dans un rapport incontournable à la poésie de Hölderlin » (GA 16, 678).
L’un des enjeux majeurs, nous semble-t-il, pour comprendre la nature et l’horizon du projet heideggérien est dès lors de saisir la portée, à côté du retour, concomitant, aux présocratiques, de ce que Hans Blumenberg a pu appeler d’une formule bien pesée « l’impact mythique Hölderlin (der mythische Einschlag Hölderlin) » (Hans Blumenberg, Manfred Sommer, Beschreibung des Menschen, Frankfurt/M., Suhrkamp, 2006, p. 436). Jean-François Courtine hésiterait peut-être à appeler « remythification » ou « remythologisation » le geste « archéo-logique » qui se met en place à partir de 1929, à partir de la lecture de Hölderlin – préparée voire influencée par Otto, Hellingrath, Gundolf, Kommerell… Il ne semble cependant pas récuser totalement la possibilité de cette caractérisation ; lorsqu’il commente l’évolution du concept de Geschichte/Geschicklichkeit depuis Sein und Zeit, l’A. se demande en effet s’il est possible de voir dans le tournant de la Geschichte/Geschehen vers la Geschichte/Geschick comme « adresse historiale », c’est-à-dire vers la Seynsgeschichte, le « signe d’une rechute dans une pensée mythique et étymologisante » (p. 181 ; cf. aussi p. 192 : « s’agit-il d’une nouvelle “mythologie”… ? » – question que se posait également Gadamer, perplexe, à la sortie de la conférence de Francfort « Der Ursprung des Kunstwerkes » en 1936). Toujours est-il que dans ce tournant, le rôle de Hölderlin, instance de la fondation poétique de l’« autre commencement », est décisif, comme l’affirme fort justement l’A. : « le véritable tournant dans la pensée heideggérienne de l’histoire et de l’historicité pourrait bien être la lecture de Hölderlin et de sa “philosophie de l’histoire” que Heidegger articule encore une fois à l’histoire de la vérité, faisant ainsi de Hölderlin une figure destinale et quasi prophétique » (p. 183).
Or, ce dialogue (Gespräch) avec Hölderlin, ce dialogue entre philosophie et poésie, n’est-il pas conçu par Heidegger lui-même, par exemple en 1942, comme mytho-logie, au sens où il entend par mythologie « le “processus” historique (geschichtlicher „Prozess’’) par lequel l’être lui-même vient poétiquement à paraître » (GA 53, 139) ? Mais cela supposerait sans doute de lire cette mythologie – et le rapport archéo-logiquement « déconstruit » entre mythos et logos – à la lumière de la réappropriation heideggérienne du fragment théorique Über Religion (1796/1797) où Hölderlin parle de l’expérience historique comme d’une production mythisch et schicksalhaft, mais aussi, plus généralement, à la lumière de la Mythologie der Vernunft et du Polytheismus der Einbildungskraft dans l’Ältestes Systemprogramm des deutschen Idealismus dont Heidegger aura pu prendre connaissance dès 1925 chez Ludwig Strauss, « Hölderlins Anteil an Schellings frühem Systemprogramm » (Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, 1926, n° 5, pp. 339-426) ou chez Cassirer (Philosophie der symbolischen Formen II, p. 6).
Au-delà de la question de l’éventuelle et problématique réactualisation du mythe sous le nom de Sage, nous souscrivons sans réserve aux propos de Jean-François Courtine lorsqu’il souligne la dimension « théologico-politique » de la figure de Hölderlin : « Si donc pour Heidegger, Hölderlin représente une figure tout à fait singulière et proprement “destinale”, susceptible de jouer un rôle déterminant jusque dans le projet de dépassement de la métaphysique, c’est parce qu’il contribue de manière décisive à établir le ternaire : peuple, langue (poésie), histoire, et qu’il ouvre aussi directement sur la thématisation de la vérité comme Wahrheitsgeschehen, advenir-historial » (p. 185), c’est-à- dire comme : Ereignis. Cette dimension théologico-politique de l’Ereignis, la « reprise par Heidegger de cette “philosophie de l’histoire” ou “hiéro-histoire” hölderlinienne, devenue théologie-politique » (p. 189), nous paraît toucher au cœur de l’entreprise heideggérienne dans les années 1930 et nous ne pouvons que saluer la remarquable méditation, singulière dans le commentarisme heideggérien, qu’on peut lire dans le chapitre VIII (« Une a-théologie post- métaphysique ») assurément destiné à devenir une référence paradigmatique pour la question de la théologie ou de l’a-théologie de Heidegger et la situation du dieu – et des dieux… – à l’époque des Beiträge et au-delà (Dans les limites du présent compte rendu nous ne pouvons évidemment nous engager dans une discussion détaillée de cette importante méditation et de la problématique complexe qu’elle met au jour. Qu’il soit permis de renvoyer à notre ouvrage Heidegger avec Hölderlin. Théologie politique de l’événement ).
La question directrice que cette méditation entend esquisser s’énonce ainsi : « ce retour à Hölderlin, cette (sur)évaluation de Hölderlin dans sa portée historiale-destinale, n’est-ce pas encore à son tour une illusion métaphysique ? Est-ce que la théologie du dernier dieu contribue positivement à rejeter les ultimes mécompréhensions inhérentes à la métaphysique ? Ou bien s’agit-il d’une nouvelle “mythologie” qui, loin d’accentuer la Fragwürdigkeit de l’être, de sa vérité et de son histoire, menace de la faire retomber dans l’ontico- idéologico-politique ? Si dans son entreprise de surmontement du dieu défini comme causa sui – figure achevée du principe dans la métaphysique des modernes –, l’autre pensée ou la pensée de l’autre commencement doit bien réinterpréter le divin, cette tâche peut-elle se confondre avec l’invention d’un nouveau dieu ou l’élaboration hölderlinienne d’une nouvelle mythologie ? » (p. 191-192)
D’où vient le motif du dernier dieu et de son passage (Vorbeigang) ? Il importe d’emblée de noter que la source de ce thème est moins Ex 33.19 – ou 1R 19.12, comme avait pu l’affirmer Schürmann – mais, comme toujours, Hölderlin (p. 197). Suggérons que le passage ou Vorbeigang du dernier dieu doit moins à l’AT, ou à un Augenblicksgott à la Usener, qu’à la Vergänglichkeit des Himmlischen des vers 50-54 de la Friedensfeier de Hölderlin (« So ist schnell / Vergänglich alles Himmlische ; aber umsonst nicht ; / Denn schonend rührt des Masses allzeit kundig / Nur einen Augenblick die Wohnung der Menschen / Ein Gott an, unversehn, und keiner weiss es, wenn ? ») Il en va de même, soit dit en passant, du dieu qui seul pourrait encore nous sauver invoqué dans le Spiegel-Gespräch : « Da ich ein Knabe war,/Rettet’ ein Gott mich oft ». Plus généralement, la question est de savoir si le thème du dernier dieu inscrit la pensée de l’Ereignis à l’époque des Beiträge dans le champ ontothéologique et résolument métaphysique, comme tendait à le penser Schürmann, ou s’il s’y soustrait. Pour approcher cette question, Jean-François Courtine choisit d’emprunter une autre voie, en se demandant comment l’attente du dernier dieu surgit du dedans même de la Seinsfrage, voire à partir de l’Ereignis : vom Ereignis. Tout en se gardant de déceler dans cette « préparation » de la venue du dieu « la version raffinée de quelque néo-paganisme » (p. 205 – un point cependant qui mériterait plus ample discussion, ne serait-ce qu’en raison du polythéisme fondamental, violemment anti-judéo-chrétien, de la théologie des Beiträge et du puissant et inquiétant motif de la terre, Erde, interprétée comme « sacrée », implicitement dans « Der Ursprung des Kunstwerkes » et explicitement ailleurs), l’A. souligne la « nouveauté » de la question heideggérienne : il s’agit de savoir « si et comment une apparition du dieu est possible dans un âge post-métaphysique » (p. 205-206). Cette idée d’une possible épiphanie du dieu dans l’espace de l’être même est d’abord « une idée philosophique destinée d’une certaine façon à prendre le relais, dans le cadre de la pensée de l’être comme événement, de la “théologie” spéculative et/ou mystique » (p. 206).
N’hésitons pas à demander dans quelle mesure cette « a-théologie post- métaphysique » et, ajoutons-le, post-ontothéologique dès les Beiträge, se déploie en fonction d’une répétition plus ou moins déformante de la théologie hölderlinienne, voire en réponse historiquement surdéterminée à ce que Hölderlin appelle « unsere heilige Religion », d’essence poëtisch. Certes, le projet des Beiträge et des traités seynsgeschichtlich rédigés dans leur sillage ne saurait se réduire à cette répétition – qui est d’ailleurs plus une traduction –, mais il faut reconnaître que la question de l’être comme pensée de l’Ereignis est pour ainsi dire commandée et structurée dans sa possibilité la plus intime par l’attente du dernier dieu hölderlinien et ne paraît tirer sa pleine légitimité que de la « préparation » de cette attente – appel à l’attente eschatologique du dieu réitéré dans le Spiegel-Gespräch trente ans plus tard. L’Ereignis, dans son éventualité kairologique d’Augenblick, n’est-il pas défini à plusieurs reprises comme la coappartenance indéfectible de l’homme et du dieu ? L’Ereignis n’est-il pas pensé comme la réserve du letzter Gott ? Et ce dernier dieu, ou dieu ultime, comment le penser autrement que le dieu, fût-il transitoire et évanescent, d’un peuple particulier, le prétendu « peuple de l’être » en attente d’une Rückbindung (religare, religere…), pour employer le terme déconcertant mais significatif du cours de 1934/1935 ?
Voilà autant de questions cruciales et troublantes, éminemment difficiles, que la méditation de l’A. permet d’envisager, notons-le, en les nouant à leur dimension politique, ou nous dirions méta-politique, au-delà même du contexte immédiat idéologiquement saturé des années 1930. L’A. n’oublie pas de relever que le projet heideggérien, à l’époque des Beiträge, s’ouvre « sur le pluriel d’un peuple rassemblé en une nouvelle alliance et chargé d’une mission » (p. 212), peuple allemand, exclusivement, censé attester de cette nouvelle alliance avec le dieu. Face à cette « transposition théologico-politique de l’analytique existentiale de Sein und Zeit », il est permis de rester « perplexe » (p. 213) ; mais peut-on réellement séparer « la pensée, neuve et féconde, de l’événementialité ou de l’éventualité de l’être », d’une « historicisation radicale » (p. 213) comme « détermination politique-communautaire » sans abandonner le nerf du projet heideggérien à cette époque, projet de ce qu’on peut donc appeler, en première approximation, une théologie politique, ou « méta- politique » donc, assez désastreuse – mais « Wer gross denkt muss gross irren… » – du peuple allemand, dans le cadre ontico-national d’une Augenblicksstätte pour le dernier dieu, site historial censé investir le pôle du Staat à régime despotique tel qu’il s’installe depuis 1933 sous l’égide d’un Staatsschöpfer que Heidegger inscrit fatalement – effet du Geschick ? – dans une collaboration rêvée avec le Dichter (Hölderlin) et le Denker (lui-même) d’une Allemagne future censée surpasser une Grèce toujours déjà idéalisée ? Autrement demandé : peut-on réellement détacher la teneur herméneutico-phénoménologique du propos heideggérien sur l’Ereignis de son corrélat eschatologique, hautement spéculatif, dans la mesure où l’Ereignis n’est autre, précisément, que le déploiement historico- historial de la vérité de l’être destinée à un peuple particulier ? La question est ouverte, son enjeu, on en conviendra, n’est pas mince. Quoi qu’il en soit, nous partageons les « perplexités » de l’auteur qui ne manque pas de préciser, à l’issue de son étude magistrale, qu’elles restent « les nôtres aujourd’hui », en prenant ces difficultés « pour un encouragement à poursuivre la recherche » (p. 214).[:]
[:en]Reviewed by: Christophe Perrin (Fonds National de la Recherche Scientifique)[:]
[:en]Recension originale publiée dans Bulletin heideggerien 3, 2013
Du neuf avec du vieux ? Non : du classique avec du moderne. Tel est le secret de fabrication du dernier ouvrage de Françoise Dastur, le premier qui, eu égard à son titre ou à son sous-titre, ne porte pas littéralement sur une question chez Heidegger – contrairement à Heidegger et la question du temps (1990), Heidegger et la question anthropologique (2003) et Heidegger. La question du logos (2007) –, sans doute parce qu’il les pose toutes dans l’horizon de ce qui s’avère, du moins à nos yeux, la question la plus digne de question chez ce penseur : celle, précisément, de sa pensée, c’est-à-dire de la pensée à venir. Classique donc, ce livre l’est d’emblée pour reposer sur des études qui, depuis 25 ans, ont modelé la compréhension la plus large et l’interprétation la plus juste de la pensée heideggérienne en France – autant qu’à l’étranger, étant donné les diverses traductions des travaux de l’A. et leur réception, notamment américaine. Moderne, ce livre l’est aussi pour proposer ces textes « dans une version nouvelle, et pour certains, profondément remaniée et augmentée » (p. 251), certainement afin de coller au plus près aux progrès de la littérature primaire – les récentes livraisons de la Gesamtausgabe – et de la littérature secondaire – les préoccupations actuelles de l’exégèse internationale. D’où, parfois, la sensation d’une paramnésie de reconnaissance, ou illusion du déjà vu, sinon du déjà lu. Si, ici et là, nous pensons en effet relire l’A., ce n’est pas qu’elle se répète – pas plus que le bon professeur qui se doit de reprendre afin de faire apprendre –, mais parce que nous répétons avec elle ce que, depuis longtemps, elle nous enseigne : l’intelligence du texte heideggérien – au double sens et du mot, et du cas : l’ingéniosité qui est la sienne comme l’entente que nous en avons.
Prenant, dans ce volume, comme « axe privilégié de référence » la Kehre des années 1930, qui fait passer Heidegger « de l’approfondissement de la métaphysique traditionnelle à [son] “dépassement” » (p. 7), autrement dit à son « assomption » – puisque, l’A. le rappelle, l’Überwindung se comprend comme Verwindung (p. 219) –, Françoise Dastur se donne pour fin de « prendre toute la mesure de la “révolution du mode de penser” à laquelle en appelle Heidegger », (p. 10) et pour moyen d’étudier cette « pensée à venir » dont il est dit, sinon prophétisé par lui en 1946 qu’« elle ne sera plus philosophie » (GA 9, 364). Douze chapitres répartis trois par trois dans quatre parties distinctes, soit quelque 240 pages plus loin, l’objectif est atteint, et cela après une introduction aussi interrogative qu’apéritive : « La pensée à venir : une phénoménologie de l’inapparent ? » (pp. 11-24). Car cette mise en bouche assure exquisement – et même exotiquement – la mise en tête de ce syntagme : après un retour sur, non pas l’école à laquelle appartient Heidegger, mais la méthode qu’il met en œuvre – la phénoménologie –, et avant un détour par l’intérêt dont il témoigne pour l’Orient et, plus particulièrement, pour le vide de la scène dans le nô – l’inapparent –, l’A. évoque la formule par laquelle le penseur, dans le séminaire de Zähringen, définit ultimement sa pensée – « phénoménologie de l’inapparent » (GA 15, 299) –, tout en suspendant là son propos. Il faudra patienter jusqu’à sa quasi fin pour que le thème liminaire refasse surface, bouclant ainsi la boucle (p. 225). Eussions-nous aimé que Françoise Dastur opte pour une relecture de l’œuvre heideggérienne à rebours, afin de voir comment et de savoir pourquoi le travail du penseur demeure, de bout en bout, phénoménologique ? Vœu pieux. Elle préfère que nous avalions dans l’ordre les sections de son livre, en terminant par son menu.
Or, c’est à lui que nous voudrions borner ce compte rendu, tant il est, dans ce recueil de reprises revues et corrigées, non seulement l’unique part inédite, mais plus encore le morceau de choix. C’est qu’en cette « table des matières » (p. 253) sur laquelle se clôt l’ouvrage se contemple de l’A. toute la maestria. Intitulée « De Être et temps à la pensée de l’Ereignis », la première partie articule, plus que les motifs du monde (pp. 27-43), de l’espace (pp. 45-58) et du temps (pp. 59-75), le traitement de chacun par les trois Heidegger – celui du Tournant, comme celui d’avant ou d’après lui. Intitulée « Une autre pensée de l’être de l’homme », la deuxième partie renvoie anthropologisme et anthropomorphisme dos à dos (pp. 79-96), unit la question de l’être à celle que nous sommes (pp. 79-96) et, derrière le dire de son dit, ressaisit l’éthique de Heidegger comme « éco-nomie de l’Unheimlichkeit » (pp. 119-132 ; ici p. 129). Intitulée « Une autre pensée du divin, du néant et de l’être », la troisième partie – toutes pièces à l’appui insistons-y – , instruit les dossiers de la relation de Heidegger à la théologie jusque dans la « théiologie de la pensée » (pp. 135-154 ; ici p. 153), de sa conception du nihilisme dans sa différence d’avec celle de Jünger (pp. 155-169) et de sa compréhension du commencement grec dans l’explicitation de la parole d’Anaximandre (pp. 171-185). Intitulée « D’une pensée qui ne serait plus philosophie », la dernière partie s’interroge sur l’existence d’une philosophie de l’histoire chez Heidegger (pp. 189-206), sur la signification de la fin de la philosophie sous sa plume (pp. 207-226) et sur le sens de l’avenir de la présence humaine dans l’événement de l’être (pp. 227-250). Tout n’est-il pas là ? Tout, c’est-à-dire chacune des lignes de force que nous observons à lire les lignes dédiées par Heidegger à l’établissement de cet autre commencement de la pensée qui fait sa pensée ?
L’herméneute le plus fin d’un penseur toujours en chemin se doit d’offrir au lecteur, pour traverser son œuvre, la meilleure des boussoles. Avec Heidegger et la pensée à venir, Françoise Dastur, en offre une très bonne. Mais si le diable se cache dans les détails, Hermès se niche ici dans le sommaire.
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