Indiana University Press
2019
Paperback $60.00
468
Reviewed by: Alexandre Couture-Mingheras (Université de Bonn – Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Dans son nouvel ouvrage, de très haute facture, Elliot R. Wolfson met sa connaissance précise des textes de la tradition kabbalistique et plus largement son érudition dans le domaine des études juives, dont il figure aujourd’hui l’un des plus grands spécialistes, au service de l’étude, aussi précise qu’ambitieuse, de la phénoménologie de Heidegger, ressaisie essentiellement à partir de Sein und Zeit en 1927 jusqu’aux textes de maturité, dont Beiträge zur Philosophie (vom Ereignis) paru à titre posthume en 1989 en Allemagne. Cette comparaison, étonnante au regard du contexte houleux qui entoure la publication des Schwarze Hefte – je parle bien sûr de l’attitude de Heidegger à l’égard du National-Socialisme et de la question de l’antisémitisme, que certains thuriféraires s’efforcent, en vain, de gommer -, n’a évidemment rien d’arbitraire.
Le rapport de Heidegger au judaïsme fait l’objet, depuis quelques années, de plusieurs études, dont celle, remarquable, de Marlène Zarader, La dette impensée : Heidegger et l’héritage hébraïque : si Heidegger affirme l’opposition principielle entre la pensée, d’origine hellénique, et la foi, d’héritage biblique, en réalité les choses sont loin d’être simples, comme l’atteste la similarité entre ses propres écrits et certains tropes de la tradition hébraïque. Le judaïsme, exclu thématiquement de la pensée heideggérienne, pourrait bien en constituer « l’impensé » opératoire, non au sens de ce qui n’a pas été pris pour objet de pensée, mais ce qui sous-tendant et irriguant la pensée, terre d’accueil, en constitue l’arrière-plan, nécessairement voilé. S’amorce ainsi, après les propos dirimants de Derrida et de G. Steiner par exemple, une excursion hors du commentarisme crypto-phénoménologique qui fonctionne souvent en vase-clos. Ce tournant dans la recherche, qui suppose que l’on rompe avec une propension exégétique à rapporter sa phénoménologie au nazisme (au fond, question d’apparence provocatrice : quid du judaïsme de la philosophie de Heidegger ?) se trouve ici approfondi par un travail comparatiste prenant pour base la mystique juive, à savoir la Kabbale. De même que le Vedanta constitue la dimension « ésotérique » de l’hindouisme, sous l’angle de la theoria à titre de Métaphysique (l’Absolu même, le Sans-Nom), sous l’angle de la praxis à titre de mystique d’ordre sotériologique de l’Unio mystica avec ce qu’il y a de plus Haut en soi, de même la Kabbale est-elle la partie « occulte » du judaïsme.
Pourquoi cette étude comparatiste, qu’est-ce qui le justifie, et, surtout, que gagne-t-on à lire Heidegger au prisme de la Kabbale ? La Kabbale n’est évidemment pas un « thème » pour Heidegger, raison pour laquelle, dès l’introduction, l’auteur, au terme d’un état des lieux de la recherche mais aussi d’une justification philologique, déclare ouvertement son projet : non l’analyse « positive » (au sens du positivisme, de ce qui se fonde sur les faits) du rapport d’un auteur à la mystique juive du point de vue des textes car s’il est bien un jeu d’influence, avec notamment la mystique rhénane et l’idéalisme allemand, surtout schellingien, son importance tient à « l’arrière-plan » théorique, à une forme de Stimmung épocale ; une telle analyse est menée, bien sûr, mais là n’est pas l’essentiel : le rapprochement tire sa justification de ce que l’auteur appelle la corrélation de la mêmeté (Sameness) par la différence, à distance aussi bien de la recherche à tout prix de ce qui est commun (au prix d’une perte de la singularité – identité – de chacun des deux termes), que de l’exhibition stérile de la différence : en ce cross-over monographique, inédit et le premier à sérieusement établir une telle comparaison sur la base de critères philologico-textuels, c’est en effet tout aussi bien Heidegger qui se trouve éclairé par la Kabbale que la Kabbale qui se trouve introduite pour la première fois par le biais de l’outillage conceptuel heideggérien. Cet éclairage conjoint de la Kabbale et de Heidegger, en une méthode de variation thématique et perspectivale, ainsi que l’absence de présentation liminaire de la Kabbale, expliqueront sans doute qu’un tel ouvrage, dense et massif, ne soit pas d’un abord aisé pour qui est totalement étranger à la mystique juive. Cette absence se justifie néanmoins tout d’abord par le statut particulier de la Kabbale et la façon dont elle se rapporte à elle-même, se concevant en termes de différenciation diachronique d’une même vérité pour ainsi dire synchronique, à l’image de sa conception du monde comme manifestation en de multiples formes d’un seul et même être – le Seul qui soit; ensuite par la façon même dont Heidegger conçoit la tradition, non comme l’objet passé de la conscience historique, mais comme son avenir et, pour tout dire, son destin, parallèle à la rupture avec la conception linéaire et causaliste du temps. Mais, on le sait, tout ce qui est beau est aussi difficile que rare, et c’est là, par l’originalité de ses thèses et la manière dont Heidegger s’en trouve éclairé, un très beau livre.
Venons-en directement à la Chose même, aussi bien pour la Kabbale que pour Heidegger : l’Être. L’ouvrage se compose de huit chapitres, que je n’ai nullement l’ambition de restituer de façon thétique, comme si chacun d’entre eux constituait une Thesis que l’on eût pu dès lors résumer en quelques lignes, pour des raisons qui tiennent à la méthode dialéthéique (littéralement la « double vérité ») mise en œuvre. Cette méthode s’impose, c’est certain, du fait de l’inobjectivabilité de son sujet de recherche : le Seyn ou l’absolu kabbalistique nécessite un mode d’exposition qui chaque fois permette de l’éclairer ponctuellement sans le trahir, c’est-à-dire sans le travestissement qu’entraîne un mode d’exposition étranger à son objet ; la logique classique qui procède par identification (quand l’être est Ereignis) et par opposition (l’absolu sera transcendant ou immanent) ne saurait fonctionner ici. Si bien que l’ouvrage, fait rare et beau, fait ce qu’il dit et à mesure qu’il le dit, opérant une réduction, ou neutralisation, de la logique dualiste (l’être ne sera ni immanent ni transcendant), à la mesure donc de l’Être, Neutre, qui est par-delà toute opposition, et sans qu’il puisse faire l’objet d’une relève en un troisième terme synthétique : dire que l’être ou le divin n’est ni immanent au monde comme chez Spinoza ni transcendant (comme, en dépit de ressemblances, chez Plotin, avec le système d’émanation à partir de l’Un, Principe dont tout découle mais qui est lui-même absolument transcendant), c’est non pas indiquer un troisième terme, mais montrer la non-vérité même de l’opposition, autrement dit l’inexistence même de l’immanence et de la transcendance depuis la perspective de l’infini. Autrement dit, si le but est le chemin, en l’occurrence ici la méthode est la thèse elle-même, qu’on ne saurait dissocier de son récit, avec tout ce qui, en lui, donne l’impression de constituer un excursus.
Les divers thèmes abordés au gré des huit chapitres de l’ouvrage (la question de la circularité herméneutique qui ouvre l’ouvrage, la pensée du commencement, le rapport à l’altérité et au néant, l’auto-érotisme de l’être, du divin qui, par désir de Soi, caprice originel, se « manifeste » par le monde) s’articulent ainsi autour de l’Ain Soph (le « correspondant » kabbalistique du Seyn heideggérien) ainsi que de son exposition, de la façon dont on s’y rapporte par la parole, tant il est vrai que la réflexion « sur » le réel emporte avec elle, ou idéalement doit intégrer, le sujet réfléchissant : il y va pour le Sein d’être Da, comme pour le Dasein d’être ce qu’il est du fait de son ouverture à la question du Sein. Cette corrélation entre les deux pôles, qui en constitue la trame théorique, donne son titre à l’ouvrage : entre la « Gnose cachée » et la « Voie de la Poiesis », entre d’une part ce qui, comme lumière, illumine en restant soi-même voilé, ce qui manifeste sans être manifeste, l’Aimé Sans-Visage derrière tous les visages, bref, l’être en tant qu’être, et, d’autre part, la promotion d’un discours qui déjoue le partage même entre apophantique et apophatique, déjouant celui-là même entre néant et être, entre présence et absence, dont l’ouvrage constitue la patience méditation : tout se jouera donc dans cette atmosphère crépusculaire d’entre-deux, il est vrai au prix parfois de la clarté du propos (l’auteur est parfois prisonnier du style heideggérien), mais on comprend que se joue là l’Essentiel et que l’Être ne saurait être abordé si ce n’est par les voies indirectes du langage : méta-ontologique la « présence n’est pas l’absence de l’absence » pas plus que l’absence « l’absence de la présence » mais « la mise en présence (presencing) est plutôt l’absentement (absencing) de l’absentement de la mise en présence » (7).
Mais pourquoi rapprocher l’Être, le Seyn, ce qui, comme le dit Heidegger, l’emportant sur tous les êtres (tout être participe de l’Être, mais l’Être ne saurait être trouvé en aucune forme), est ce qui est le plus digne de penser, et l’Ain Soph kabbalistique, littéralement « l’infini » ? Cette question n’a rien d’anodin car elle engage bien la philosophie de Heidegger et, sans nul doute, de toute philosophie véritable. Or on le sait, la philosophie, chez Heidegger, présente des limites qui sont celles-là même de son histoire et du régime objectivant du langage. C’est pourquoi, afin d’éclairer la question de l’Être, il s’agit de procéder à la déconstruction des catégories sédimentées et dualistes du langage : l’oubli de l’être, rabattu sur un étant éminent, est corrélé à l’impropriété du langage à nommer ce qui échappe à toute dé-finition et ce qui partant ne saurait être pensé en termes de « transcendance » ou « d’immanence », à savoir ce qui n’obéit pas aux lois de la pensée, de non-contradiction et de tiers-exclu. Autrement dit, Heidegger quitte le palais de cristal du logos pour une parole qui, voulant dire l’origine, installée dans le silence du muthos, dit moins que, pareil au dieu dont parle Héraclite, elle ne « montre », se situant résolument dans la nuit compacte du mystère de l’être (de l’être comme mystère). Camper au niveau de l’aporie ontologique, sans la vouloir lever, telle qu’elle a été formulée par Aristote (l’être n’est ni un genre ni ne s’identifie à l’une de ses catégories, i.e. modes d’être : il n’est ni immanent à ses modes ni transcendant, « à part », en un autre lieu, ce qui reviendrait à en faire une « chose », à confondre, dans le lexique de Heidegger, l’être avec l’étant), c’est ainsi même se mettre à l’écoute de ce qui, à être dévoilé, échappe : l’être se médite, au crépuscule de la raison, à l’ombre des objets, parce qu’il y va de sa propre « essence » que de ne pouvoir souffrir la lumière objectivante du concept.
Sous cet angle, l’apport de la mystique juive pour l’exégèse heideggérienne tient à la manière dont elle pense l’Être, loin de toutes les figures qui instancient, selon Heidegger, la métaphysique comme onto-théo-logie, à savoir comme oubli de l’être par pensée de l’étant (le summum ens, ou Dieu comme super-héros de l’ontologie, porte le poids de l’ens commune). Le philosophique se trouve éclairé par ce qui en est devenu l’ombre : le « philosophal ». C’est là du moins un apport passionnant à la lecture de Heidegger, décentré par ce qui s’avère lui être le plus « propre », un ailleurs qui en détient la vérité. Je donnerai deux exemples, qui sont les deux axes qui structurent l’ouvrage (la Gnose cachée et la Poiesis). Le premier concerne le Seyn, ressaisi à partir du Ain Soph, à savoir l’essence infinie qui ne saurait elle-même avoir d’essence : la différence ontico-ontologique se trouve ressaisie à partir de la différence entre le Ain Soph et ses émanations séphirotiques. De même que Dieu est le lieu du monde sans que le monde soit le lieu où trouver Dieu, de même, dans le lexique du phénoménologue, l’être est-il au principe de l’étant sans pour autant que l’étant puisse le figurer ; et pourtant, l’étant n’est pas l’Autre de l’être. L’être chez Heidegger, est l’absolument Autre (être et étant) dans la Mêmeté (l’être est : seul l’être est, telle est la voie lumineuse qu’ouvre la déesse chez Parménide) ; la mystique juive nous fait mieux saisir, par contraste aussi avec le néo-platonisme, la nature de l’absolu ou de l’être : n’étant essentiellement présent que dans le retrait, se dissimulant soi-même dans les étants qui le manifestent, il est la Présence (le « il y a ») absente, qui se dévoile sur le mode du voilement. L’aletheia, qui dit la vérité comme mise en présence, se trouve ainsi éclairée à l’aune de la gnose. Si la gnose est secrète, c’est bien parce qu’il y va de la vérité de l’être que d’être secret, non-manifesté, soustrait à toute parole qui le voudrait circonscrire. Mais cette différence se fait sur fond d’un monisme singulier, qui a neutralisé l’opposition entre l’un et le multiple, celui pour lequel le Monos, l’Être, Seul est (court-circuitant le partage entre être et non-être) : de même que la vague et la mer sont de la même substance, que l’ornement n’est que la mise en forme de l’or informe, de même l’Ain Soph éclaire-il le jeu interne à l’Être de l’être et des étants, jeu avec Soi-même qui, pour la finitude, est celui d’une perte et d’une errance (l’oubli comme destin occidental), mais qui, en dernière instance, est le Jeu différentiel de Cela qui a toujours été. De même que l’absolu, ou le divin, se révèle comme secret, car n’étant rien il n’a rien à révéler ni qui devrait être démasqué, de même l’être chez Heidegger apparaît-il ressaisi en son obscurité native par rapport à un Dasein dont la vérité est, à titre de sujet séparé, de n’être pas. A Bikkhu Maha Mani, moine bouddhiste de Thaïlande qui lui explique que la méditation consiste à se concentrer et, se rassemblant en soi, à déloger la racine du « Je », renvoyé à son caractère ontologiquement illusoire, par la réalisation de sa nature véritable, de Soi, qui est un Rien qui est tout (fullness), Heidegger répond : c’est ce que j’ai essayé de dire toute ma vie. Il y a dans, dans cette riche comparaison, une thèse implicite : que la mystique juive ne fait pas qu’éclairer la philosophie de Heidegger ; point culminant d’une pensée qui œuvre pour l’Impensé qu’elle ne peut approcher qu’en se dessaisissant d’elle-même, la mystique dit et fait ce que la philosophie, renvoyée à son propre mode discursif, ne peut que sourdement faire deviner, sauf à elle aussi mourir à elle-même, jetant l’échelle au terme de son ascension, en un dernier grand saut, de la pensée à l’impensé. C’est dans ce silence, cet « espace » de présence pure en lequel seul peut naître une parole authentique (non celle du « on »), qu’on atteint la « Gnose cachée » de l’être : il n’y a jamais eu de voile à lever, car le voile est celui de l’ignorance ontologique première : l’épreuve du fleuve du Léthé n’est pas celle de l’oubli de son être (de soi) mais de l’Être (de Soi). Caché, l’être l’est à qui le cherche ; mais à qui, dans le silence de la Présence, s’oubliant ne s’excepte pas de ce qui est, il Est, de l’ordre du That inqualifiable et non du What, selon la formule qu’utilise William James pour désigner l’expérience pure (à laquelle l’auteur fait référence du reste en de beaux passages sur Nishida Kitaro).
L’élucidation du statut de cette Gnose cachée appelle, comme je l’indiquais, une réflexion sur le langage lui-même qui l’articule, qui, à l’image de l’être, se trouve sous-tendu par la dialectique de la présence et de l’absence. Qu’est-ce que la connaissance véritable en effet (celle de l’être), comment opère-t-elle ? Il ne s’agit pas d’agrandir le stock de connaissance en y introduisant de nouvelles représentations, car ces dernières concernent uniquement les étants, mais bien d’une assignation du sujet à la vérité de son être, d’une connaissance de l’être qui est à la fois connaissance de soi (l’ontologie fondamentale ou analytique existentiale du Dasein) : la spiritualité n’est pas l’autre de la philosophie, mais son essence, comme le silence l’est du son (le son se détache sur le fond silencieux, toujours présent, tout comme l’être qui se manifeste quand les étants disparaissent dans la nuit du monde dans l’expérience de l’angoisse), ce qui explique l’aspect méditatif des Wege de Heidegger, chemins sinueux qui tournent autour d’un même centre qui illustrent le type de parole, poétique, tendu vers l’être comme non-manifeste, au bord du silence : car de même que la plus belle du bouquet est la fleur absente, celle qu’évoque la parole du Poète, de même l’être, inobjectivable, trouve en la Poiesis son abri. La parole véritable, en parlant, conduit au silence dont elle n’est que l’ornement. Le langage a pour sujet véritable, chez Heidegger, l’être même : le poète véritable ne dit pas l’être : son être est comme une conque dans laquelle faire résonner l’Ereignis, l’évènement de l’être, de l’ordre du es gibt. On ne saurait donc reprocher à Heidegger d’abandonner la logique au profit d’un irrationalisme non-scientifique, dans la mesure où il remonte à sa racine et que, par fidélité à son principe, il pense la vérité de l’être de façon plus fidèle et précise : car, loin d’être une technique formelle, la logique est le biais par lequel on s’exerce à dévoiler la vérité. A condition que le logos, loin de la parole codifiée et structurée par l’opposition, regarde en arrière de soi et, inventif, se situe au bord de ce qui, en en étant la vérité, en signe la disparition. Le langage, poétique, montre dans une parole qui déjà se laisse envahir par le silence, hors du régime objectivant du langage à valeur communicationnelle (qui dit le « what », l’objet). Cette thèse « gnostique » sur le langage et la vérité comme dévoilement du voilement du voilement (le passage, chez Platon, de la double ignorance – je ne sais pas que je ne sais pas – à la simple ignorance), gagne ainsi en clarté à la lumière de la compréhension mé-ontologique dans la Kabbale du Ain Soph et du statut du texte, à la fois spéculatif et dévotionnel, qui est autant commentaire de commentaire que Voie de Dévoilement (au sens d’aletheia) de l’Absolu. Le langage, sous cet angle, se laisse ainsi ressaisir à partir de la conception kabbalistique de la nature, comme abri de la signature secrète que Dieu a placée sur les choses.
C’est, globalement, à l’aune de la mystique juive que la philosophie de Heidegger apparaît pour ce qu’elle est : comme une Poiesis, vaste méditation, essai d’une pensée sans lieu, utopique, ni suffisamment « logique », trop conceptuelle pour être poétique, trop philosophique pour être mystique. Certes, dans ce dépassement de la métaphysique, qui n’est autre qu’un saut hors de soi de la pensée, on y verra désormais bien des éléments de Kabbale, et il sera difficile au lecteur d’aborder de nouveau le Seyn, sans toute la richesse de compréhension qu’elle apporte. Mais, à tout le moins, c’est me semble-t-il la Kabbale elle-même qui fait l’objet des plus belles pages de l’ouvrage, et dans l’enthousiasme de l’auteur, mais aussi la profondeur de vue, fruit d’années de recherche, c’est le Feu sacré du Savoir véritable qui se révèle, contaminant jusqu’au lecteur lui-même. Quant à savoir si le destin historial de la philosophie ne serait pas du côté de la mystique, c’est là une question que nous maintenons ouverte. Comme si l’aridité et l’exigence conceptuelle de la philosophie servaient de tremplin à la simplicité du Verbe, que le philosophe n’était pas celui qui dit la vérité sur l’être (le totalisant, comme s’il le surplombait), mais celui qui, ouvrant à la vérité de l’être, doit désormais dans le silence se faire Myste. La Poiesis chez Heidegger est sans commune mesure avec la Poiesis véritable dans la mystique, avec le passage de l’Homme à l’Homme-Dieu, de l’existence éparpillée dans les étants à la réalisation de son essence. Mais cela, la phénoménologie de la finitude de Heidegger ne le pouvait penser.