Veronica Cibotaru
Bibliothèque des Textes Philosophiques
Vrin
2020
Paperback 12,00 €
202
Reviewed by: Veronica Cibotaru (Paris-Sorbonne University)
Marie-Hélène Desmeules et Julien Farges présentent dans cet ouvrage pour la première fois une traduction française d’une partie du volume 37 des Husserliana qui reste jusqu’à présent non traduit en français. Ce volume contient des leçons sur l’éthique que Husserl donna entre 1920 et 1924. Toutefois cette traduction présente une partie de ces cours qui ne porte pas directement sur la question de l’éthique. C’est pourquoi précisément elle s’intitule Digression dans les Leçons (Exkurs in der Vorlesung). Cette version française traduit l’intégralité de la Digression, une partie des appendices ainsi qu’un choix de variantes.
Les traducteurs mettent au jour dans leur introduction deux thèmes fondamentaux qui structurent cette Digression, à savoir la normativité et la déconstruction. La question de la normativité est mue par la distinction opérée par Husserl entre les sciences d’objets (Sachwissenschaften) et les sciences normatives (Normwissenschaften), distinction dont le point culminant consiste selon les traducteurs dans l’élucidation phénoménologique du terme «évaluer» (werten). En effet, cette élucidation permet de démontrer au § 13 que les sciences normatives et l’éthique ne sont pas équivalentes.
Comme le montrent les traducteurs il y a l’œuvre dans ce texte de Husserl une réflexion sur la possibilité des sciences normatives, possibilité qui se conçoit par la structure intentionnelle de la conscience. Par là-même la normativité devient dans ce texte un objet d’étude en soi et n’est plus considérée à l’aune d’une simple application des sciences théoriques, approche que Husserl adopte dans le premier tome des Recherches logiques, Prolégomènes à la logique pure. Plus précisément, ce lien intrinsèque entre la normativité et la structure intentionnelle de la conscience se conçoit comme une relation intrinsèque entre le sens et l’objet visé, relation qui n’est pas réelle mais intentionnelle. En effet, cette relation implique une distance entre le sens et l’objet visé, ce qui fait que le sens subsiste même lorsque l’objet visé n’existe pas. Or c’est précisément cette distance qui fonde la possibilité des jugements normatifs puisqu’ils portent justement sur les visées de sens. Sur ce point l’explication des traducteurs est particulièrement éclairante : «s’il y a un sens à juger une visée de sens à l’aune de sa conformité à l’objet auquel elle se rapporte, c’est justement parce que la possibilité subsiste que l’objet ne soit pas tel qu’il est visé».[1]
A partir de cette compréhension de la normativité l’on peut définir les sciences normatives comme des sciences qui reposent sur le rapport entre le sens et l’intuition. Comme le remarquent les traducteurs l’on retrouve cette compréhension des sciences normatives déjà dans les Ideen I, § 136-153. A partir de cette définition Husserl réinterprète la distinction entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit puisque seules les sciences de l’esprit admettent une orientation normative, les sciences de la nature ne pouvant avoir qu’une orientation objective.
Dans leur introduction Marie-Hélène Desmeules et Julien Farges offrent également une élucidation intéressante du rapport entre l’éthique et la normativité tel qu’il apparaît dans la Digression. Ils insistent sur l’idée développée par Husserl selon laquelle la valeur et la vérité ne sont pas équivalentes, ce qui permet justement de distinguer l’éthique de la normativité en fonction de ces concepts opérants qui leur sont respectivement propres. En effet, «la vérité ne « s’apprécie » (…) pas comme on apprécie la teneur affective et axiologique d’un objet ; elle consiste à vérifier que le sens est ajusté à l’attestation intuitive ».[2] La vérité ne présuppose donc pas intrinsèquement un acte d’évaluation, raison pour laquelle elle est une catégorie qui n’est pas équivalente à la valeur. Par conséquent, l’éthique et les sciences normatives ne sont pas équivalentes. De façon très intéressante les traducteurs en concluent que la notion d’une éthique normative n’est pas pléonastique.[3] Bien au contraire il est possible de concevoir également une éthique objective sur le modèle des Leçons sur l’éthique de 1914 de Husserl.
Toutefois. malgré cette distinction claire et nette entre l’éthique et les sciences normatives sur laquelle insistent les traducteurs force est de constater l’idée paradoxale soutenue par Husserl au § 13 de la Digression selon laquelle « l’éthique est de fait, parmi toutes les sciences normatives, la reine des sciences »[4], semblant ainsi soutenir que l’éthique est bel et bien une science normative. Husserl justifie cette idée en affirmant que l’éthique « présuppose toutes les autres sciences et qu’elle les absorbe finalement en elle, et (…) qu’elle prête finalement à toutes les sciences une fonction éthique.»[5] Marie-Hélène Desmeules et Julien Farges n’occultent pas dans leur introduction cette idée paradoxale.. Toutefois cette idée ne contredit pas à leurs yeux la distinction husserlienne entre l’éthique et les sciences normatives, étant bien plutôt un geste rhétorique censé exprimer l’idée selon laquelle l’éthique « transformerait en devoir pratique la normativité intentionnelle étudiée dans ces sciences »[6], c’est-à-dire dans les sciences normatives.
Il aurait été sans doute intéressant de mentionner le contexte polémique au sein duquel Husserl élabore la distinction entre la valeur et la vérité et par là-même aussi entre la valeur et la norme. En effet, Husserl développe cette distinction contre la pensée de Windelband et de son école à laquelle il reproche de confondre « l’acte d’« évaluer » au sens affectif avec l’acte de « normer ». »[7] Il est vrai toutefois que Husserl se limite à évoquer ce point, ce qui explique sans doute son omission dans l’introduction.
Le deuxième volet de la Digression déploie ce que les traducteurs considèrent comme étant la « première (et quasiment la seule) exposition circonstanciée de la méthode de la déconstruction (Abbau) »[8] sous la plume de Husserl, méthode qui sera reprise par Heidegger et Derrida entre autres. L’exposition détaillée de cette méthode ne se retrouve selon les traducteurs que dans un seul autre texte de Husserl, datant de 1926, édité dans le volume 39 des Husserliana.
La méthode de la déconstruction est étroitement liée selon les traducteurs à la dimension génétique de la phénoménologie dont l’objet d’étude est « l’histoire des objets dans la conscience et, de façon corrélative, l’auto-constitution « historique » de la subjectivité constituante elle-même ».[9] L’objet de la phénoménologie génétique est donc le pouvoir constituant de la passivité à la fois primaire et secondaire. Or au sein de la passivité secondaire s’édifie la sédimentation que les traducteurs définissent de façon très éclairante comme un « phénomène de modification continue en vertu duquel les acquis des visées actives de la conscience ne disparaissent pas quand ces visées cessent d’être actuelles mais persistent à l’arrière-plan de la conscience sur un mode rétentionnel, comme des dépôts d’activités antérieures prêtes à être réactivés ».[10]
Or, la méthode de la déconstruction consiste justement en une procédure inverse, à savoir en une procédure de dépouillement (entkleiden, abtun) ou encore de désédimentation, terme que les commentateurs reprennent à Jean-François Courtine et à Dominique Pradelle.[11] C’est une procédure de clarification du sens qui consiste à dépouiller les objets du monde de leurs couches de signification avec lesquelles ils nous sont toujours prédonnés. Par là-même il s’agit de mettre au jour un « niveau originaire d’expérience »[12] au sein duquel se constituent les prédicats de signification.
Une telle procédure de déconstruction aboutit à un monde d’objets in-signifiants, dont on ne peut jamais faire l’expérience et que Husserl nomme monde de l’expérience pure. Comme le soutiennent Marie-Hélène Desmeules et Julien Farges, le fondateur de la phénoménologie reprend consciemment ce terme au philosophe empiriste et positiviste Richard Avenarius, puisque dès le début des années 1910 Husserl met en avant l’affinité qui existe entre sa phénoménologie et la pensée d’Avenarius, notamment dans des cours réunis dans le volume 13 des Husserliana. Ici il aurait été sans doute intéressant de remarquer que l’on retrouve cette notion d’expérience pure également au sein de la pensée de William James que Husserl n’était pas sans connaître.
De façon très intéressante les traducteurs attirent notre attention sur le fait que la manière dont Husserl utilise la notion d’expérience pure évolue au cours de ses écrits. En effet, si dans la Digression le monde de l’expérience pure s’oppose au monde de la vie, dans les textes ultérieurs regroupés dans les volumes 6, 9 et 32 des Husserliana le monde de l’expérience pure est tout au contraire identifié au monde de la vie.
Pour finir, les traducteurs évoquent la question du sens de ce procédé de déconstruction, qui consiste selon leur formule en une « reconstruction philosophique du monde ».[13] Plus précisément cette reconstruction peut avoir un double sens, à savoir celui d’une restitution du monde de l’expérience dans sa concrétude ou celui d’une construction d’un monde ambiant conforme aux normes, d’un nouveau monde vrai corrélatif d’une humanité vraie. Cela permet finalement de montrer le lien intime qui relie la question de la déconstruction à celle de la normativité dans la Digression. En effet, «la méthode de déconstruction sert l’idée de normativité telle que Husserl l’a élaborée dans la première partie de la Digression ».[14]
Plusieurs écrits ont été consacrés au sein de la littérature contemporaine à la question de la normativité d’une perspective husserlienne et plus généralement phénoménologique.[15] En ce sens cette traduction ainsi que son introduction permettent d’approfondir une question actuelle et importante pour la recherche phénoménologique contemporaine. Plus particulièrement, la distinction que proposent Marie-Hélène Desmeules et Julien Farges entre les notions de normativité, de normalité et d’optimalité est particulièrement féconde pour nuancer les lignes de recherche contemporaines autour de cette question. Selon les définitions proposées par les traducteurs, la notion de normativité désigne la rectitude en fonction d’une norme, la notion de normalité indique ce qui devrait normalement être notre perception de l’objet tandis que la notion d’optimalité définit ce qui devrait être idéalement notre perception de l’objet.[16] Ces distinctions conceptuelles permettent aux traducteurs de démarquer l’objet propre de recherche de la Digression, à savoir la normativité, de l’objet de recherche de plusieurs études phénoménologiques contemporaines qui n’est pas la normativité telle que l’entend Husserl dans la Digression mais la normalité et l’optimalité.
En conclusion, nous saluons cette première traduction française de la Digression dans les Leçons sur l’éthique de 1920 ainsi que les éclaircissements apportés par les traducteurs qui sont à la fois très utiles pour une meilleure compréhension des enjeux de ce texte mais aussi féconds pour la recherche phénoménologique contemporaine.
[1] Edmund Husserl, Normativité et déconstruction, Digression dans les Leçons sur l’éthique de 1920, trad. fr. par Marie-Hélène Desmeules et Julien Farges, Paris, Vrin, 2020, p. 16.
[2] Ibid,, p. 31.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 151 / Hua 37, 319.
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 33.
[7] Ibid,, p. 146 / Hua 37, 316.
[8] Ibid., p. 36.
[9] Ibid., p. 37.
[10] Ibid., p. 38.
[11] Cf. Jean-François Courtine, « Réduction, construction, destruction. D’un dialogue à trois : Natorp, Husserl, Heidegger » dans Archéo-Logique. Husserl, Heidegger, Patočka, Paris, P.U.F., 2013, p. 35 ; Dominique Pradelle, Généalogie de la raison, Essai sur l’historicité du sujet transcendantal de Kant à Heidegger, Paris, P.U.F., 2013, p. 309.
[12] Edmund Husserl, Normativité et déconstruction, Digression dans les Leçons sur l’éthique de 1920, p. 42.
[13] Ibid., p. 47.
[14] Ibid.
[15] Voir par exemple Steven Crowell, Normativity and Phenomenology in Husserl and Heidegger, Cambridge, Cambridge University Press, 2013 ; Maxime Doyon et Thiemo Breyer (éd.), Normativity in Perception, New York, Palgrave Macmillan, 2015 ; Matthew Burch, Jack Marsh et Irene McMullin, Normativity, Meaning, and the Promise of Phenomenology, New York, Routledge, 2019.
[16] Edmund Husserl, Normativité et déconstruction, Digression dans les Leçons sur l’éthique de 1920, p. 24.