Collection Hermann Philosophie
Essai
Hermann
2014
Broché 35.00 €
569
Reviewed by: Valeria De Luca (Centre de Recherches Sémiotiques, Université de Limoges, France)
Introduction
L’ouvrage très étoffé de Dragoş Duicu, Phénoménologie du mouvement. Patočka et l’héritage de la physique aristotélicienne, paru en 2014, constitue le prolongement et la systématisation de plusieurs travaux de l’auteur qui avaient été présentés sous une première forme unitaire dans sa thèse de doctorat en philosophie à Paris-1 Sorbonne. Dans la postface à l’ouvrage, Renaud Barbaras définit le livre de Duicu comme un travail à la fois d’histoire de la philosophie et comme un ouvrage philosophique à part entière. En effet, l’ouvrage se présente et se déploie comme une interrogation radicale du projet phénoménologique de Patočka. D’abord, cette radicalité de l’interrogation tient au propos de reconsidérer la pensée de Patočka à la lumière à la fois de l’héritage aristotélicien, de la phénoménologie fribourgeoise de Husserl et Heidegger, et d’un examen critique de ce qui, selon l’auteur, constituerait un dualisme résiduel présent dans la conception du chiasme chair-monde chez le dernier Merleau-Ponty. Deuxièmement, la radicalité du geste théorique de Duicu se manifeste dans l’élaboration d’un fil rouge interprétatif qui, tout au long des chapitres et des sous-parties de l’ouvrage, développe une thèse que l’on pourrait résumer en les termes d’un primat du mouvement.
Le primat du mouvement
En présentant longuement la reprise de la théorie aristotélicienne du mouvement au sein de l’ouvre phénoménologique de Patočka, Duicu propose une thèse intéressante et qui est restée longtemps cachée ou, du moins, non pleinement thématisée dans l’histoire de la philosophie occidentale, à savoir la thèse selon laquelle le mouvement est une donnée phénoménologique et ontologique première. En effet, le mouvement se présente d’abord comme une donnée phénoménologique première, car toute perception et effectuation peuvent être reconduites au mouvement :
« nous ne pouvons percevoir que du mouvement (changement, séparation de la tache sur le fond, d’où…vers où) et nous ne pouvons percevoir que par du mouvement. Nos effectuations, même les plus abstraites, sont des actualisations de possibles (des mouvements). Et aussi, tout ce que nous faisons est en fait changement, metabolè, immixtion dans, altération du monde. Autrement dit, seul le mouvement peut apparaître à nous et nous sommes de part en part mouvement » (p. 523-24).
De ce point de vue, en commentant cette primauté du mouvement chez Patočka, Duicu argumente que l’existence doit être complexifiée par rapport à la conception heideggerienne et doit être comprise en les termes d’une réalisation des possibilités. Mais si le mouvement est phénoménologiquement premier au sens du se mouvoir corporel, tel que Patočka l’a conçu, il est néanmoins premier aussi du point de vue ontologique, dans la mesure où le possible n’est pas seulement le résultat d’une projection subjective, il est surtout le résultat d’une rencontre dans le mouvement. En effet, ce primat ontologique du mouvement se révèle en ceci que
« ce n’est pas le phénoménal, l’apparaître à moi qui introduit le mouvement dans le monde, mais c’est le mouvement dans le monde qui porte déjà la phénoménalisation » (p. 524).
C’est pour ces raisons que l’ouvrage de Duicu représente un livre important : il permet de restituer la richesse et la profondeur historique et théorétique de la phénoménologie de Patočka, en éclaircissant de nombreux aspects de la pensée du phénoménologue tchèque qui demeurent éparpillés et dans lesquels les lecteurs ont souvent l’impression de s’égarer. De surcroît, dans le sillage de la phénoménologie du mouvement de Patočka, regroupant dans un seul dispositif une théorie des mouvements de l’existence ainsi qu’une conception de l’apparition du champ phénoménal qui implique et destine le sujet en tant que corps en mouvement, l’ouvrage de Duicu propose un projet philosophique dont l’enjeu principal est celui de promouvoir une reprise de certains concepts et thèmes phénoménologiques dans le cadre d’un ambitieuse phénoménologie a-subjective qui puisse concevoir le sujet non pas comme un sujet constituant au sens husserlien, mais comme le destinataire de l’apparaître et comme pôle du mouvement du monde.
Dans ce cadre, une telle de-subjectivation de l’intentionnalité est possible en vertu du fait que les intentions sont les lignes de force de l’apparaître. Par conséquent, l’intentionnalité n’est plus à comprendre comme une propriété ou un mode d’être de la conscience, mais comme la marque de la structure d’horizon de l’apparaître, l’abandon d’un schéma intentionnel étant envisageable sous la plume de Patočka en les termes suivants :
« le champ [d’apparition] comme tel n’a donc pas une structure intentionnelle et il n’y a pas lieu de partir d’un schéma de description intentionnel ; il faudra au contraire, suivre les rapports internes au champ qui seuls déterminent quelles structures sont à considérer comme relevant du moi et quelle est la structure d’apparition du psychique en tant que tel » (Patočka, Papiers phénoménologiques, p. 198).
Les points d’argumentation
La conception du mouvement comme donnée ontologique première est davantage manifeste lorsque Duicu affirme que
« nous ne décidons pas de l’entrée dans notre champ phénoménal de tel ou tel étant; ce sont les choses qui changent ou persistent dans le changement là-bas, c’est un autre mouvement que le nôtre qui les fait apparaître à nous, qui les dépose ou les retire hors de notre champ phénoménal. Même sans variation (de notre part) du champ, il y a variation, metabolè, kinesis, dans celui-ci » (p. 525).
En d’autres termes, en creusant la définition aristotélicienne du mouvement à la lumière de la lecture phénoménologique de Patočka, Duicu propose d’en rediscuter la radicalité, en prônant l’unité ontologique du mouvement. C’est à cette unité que l’on doit reconduire toute la multiplicité de ses moments et de ses dimensions – tant existentiels qu’extatiques – qui en scandent, pour ainsi dire, son unité originaire paradoxale. La cohérence de la pensée de Patočka se fonde sur cette reprise de l’unité originaire du mouvement garantissant non seulement la multiplicité du champ phénoménal, mais aussi l’analyse de l’existence en les termes de ses propres mouvements d’extases et de sédimentation. En redéfinissant, d’après Aristote, le mouvement comme acte de la puissance en tant que puissance, Patočka essaie de comprendre l’existence, ou mieux essaie d’inscrire le mouvement de l’existence dans cette définition originaire de mouvement. Autrement dit, le mouvement dépose ses propres extases, à savoir la distinction entre acte et puissance, mais aussi la triplicité de la matière, de la forme et de la privation.
Selon Duicu, la puissance de la pensée de Patočka réside en ce geste philosophique, qui vise à une reprise critique de la compréhension heideggerienne du Dasein en s’appuyant sur la conception aristotélicienne du mouvement. Ainsi, selon l’auteur :
« la nécessité de proposer une alternative au subjectivisme et à l’idéalisme implicites de la phénoménologie husserlienne découle chez Patočka d’une volonté de rendre compte plus authentiquement, c’est-à-dire plus phénoménologiquement, de la structure et de la modalité de l’apparaître. En effet, c’est en s’interrogeant sur le comment de l’apparaître que Patočka est conduit à affirmer que l’apparition (le phénomène) ne peut pas être expliquée à partir d’un sujet qui, avant tout, est lui-même quelque chose d’apparaissant. S’il apparaît à son tour, c’est qu’il est soumis lui-même à la légalité de l’apparaître, au lieu d’en être principe » (p. 422).
La phénoménologie a-subjective que Duicu tire de la phénoménologie de Patočka, se résume finalement en un geste vertigineux couplant une analyse de l’existence en trois mouvements et l’émergence du monde à la fois comme champ phénoménal et comme mouvement originaire de l’apparaître. Il s’agit d’une phénoménologie qui
« reconnaît l’indépendance du mouvement de l’apparaître par rapport au mouvement qu’est le sujet (…). La philosophie de la vie que la phénoménologie du mouvement permet d’ébaucher pourrait sans doute rendre compte de la différence anthropologique présente au sein de la vie, par la capacité qu’ont les hommes d’arrêter le mouvement ontogénétique, de l’obliger à se reposer dans le concept, c’est-à-dire de forger du possible » (p. 530).
Pour arriver à ce genre de conclusions caractérisant l’enjeu de la pensée de Patočka, Duicu déploie son argumentation à partir de la thématisation du mouvement en tant que dimension originaire. Ainsi, la première partie de l’ouvrage focalise en particulier la reprise de la notion aristotélicienne de mouvement chez Patočka, ainsi que la nécessité d’un retour sur le « vocabulaire du possible » conçu comme l’un de sédiments propre du mouvement. La première partie, qui s’étale sur plusieurs chapitres, est consacrée à l’interprétation patočkienne de la définition aristotélicienne du mouvement comme acte de la puissance en tant que puissance. La description phénoménologique de l’existence met en relief l’inscription de cette dernière dans un mouvement général qui l’englobe et la définit comme moment de son apparition. Autrement dit, la première partie de l’ouvrage est consacrée à définir le mouvement par ses extases :
« ainsi, l’acte et la puissance seraient ce que le mouvement en générale dépose (c’est-à-dire différencie et sédimente) et unifie à chaque fois » (p. 132).
Ce mouvement général et originaire, qui unifie le mouvement corporel et existentiel et l’apparition du champ phénoménal du monde, sédimente et dépose ses extases, à savoir l’acte et la puissance, ainsi que ses modalités de matière, forme et privation. Après avoir établi ce mouvement du mouvement, l’auteur pose la question des déterminations quantitatives du mouvement, à savoir l’espace et le temps :
« si le mouvement sédimente ontiquement et divise logiquement ses extases ou ce qu’on appelle ses composantes (…) que sont la durée et le trajet du mouvement ? » (p. 132).
L’hypothèse de Duicu est que le trajet et la durée doivent être compris et ressaisis à partir du mouvement, en tant que sédiments de son unité originaire. A partir de cette hypothèse interprétative, et après avoir proposé une confrontation éclairante et riche d’intérêt sur Patočka et Merleau-Ponty (en particulier sur le dualisme auquel la conception du chiasme chair-monde du phénoménologue français n’arrive pas à échapper), l’auteur analyse les reconductions de l’espace et du temps au mouvement. Sans rentrer dans le détail des argumentations que nous laissons découvrir au lecteur, les chapitres qui composent la deuxième partie de l’ouvrage se focalisent sur la temporalité comme proto-mouvement d’individuation déposant le temps en tant que unité du monde. Ils visent également à éclairer, suivant une formule synthétique de Barbaras, la « forme pronominale de la proto-structure spatialisante » déposant l’espace comme unité du monde. Cela permet de souligner et thématiser le point d’articulation de l’espace et du temps, à savoir le corps comme mobile, qui se présente à son tour comme en analogie avec l’ici et le maintenant, ou, mieux, avec le mouvement comme structure originaire déposant ses sédiments.
Ainsi, comme le remarque Barbaras dans la postface de l’ouvrage, Duicu débouche sur la thèse la plus audacieuse de l’ouvrage : l’interprétation de la théorie des trois mouvements de l’existence. Cette triplicité des mouvements de l’existence scande la conclusion de la deuxième partie et toute la troisième partie, consacrée au corps comme sédiment du mouvement et au projet d’une phénoménologie a-subjective. Comme Barbaras le montre, on peut repérer cette dimension de triplicité à l’œuvre tant dans les proto-structures spatialisante et temporalisante, que dans les modalités de sédimentation du corps en tant que mobile : le besoin ou le manque et le sacrifice. La possibilité de ces mouvements – suggère Barbaras – réside en le fait que le mouvement dépose toujours ses extases et ses déterminations quantitatives, et en le fait que « la triplicité du mouvement doit pouvoir être déclinée au niveau de ces déterminations, et en particulier au plan de l’espace et du temps ».
Cependant, les conséquences de l’analyse de la corporéité et de l’existence doivent être toujours reconduites, selon la leçon de Patočka, au mouvement originaire que nous sommes, à la nature originaire du mouvement et à sa primauté ontologique. Comme Duicu le rappelle dans les conclusions de cet ouvrage important dans le cadre des études de phénoménologie et au sein des études sur Patočka, cette possibilité ne peut se réaliser qu’à condition de défendre une phénoménologie a-subjective, où phénoménologie et ontologie sont quasi-synonymes :
« l’analogie entre le phénoménologique et l’ontologique pourrait aboutir à une synonymie. Cette synonymie est déjà donnée si l’on ramène ses deux termes à une physique où l’apparaître à moi et la manifestation sont pensés tous deux comme mouvement: mouvement de l’existence et proto-mouvement d’individuation […]. Seules peuvent se rencontrer – car ils sont déjà synonymes – le mouvement que nous sommes et le mouvement de la physis, et c’est seulement dans une physique que peuvent être pensés ensemble, car ils y sont déjà synonymes, le phénoménal et l’ontologique. Bref, le phénoménal et l’ontologie sont une physique, la même physique » (pp. 531-532).
Pour conclure, la phénoménologie du mouvement chez Patočka que Duicu nous livre, invite donc à repenser cette physique où le phénoménologique et l’ontologique constituent l’un le visage de l’autre.