Brill | Fink
2022
Hardback €116.90
LII + 281
Reviewed by: Luz Ascárate (Université Paris I Panthéon-Sorbonne)
« Dans l’éclatement de l’univers que nous éprouvons, prodige ! les morceaux qui s’abattent sont vivants » (René Char)
Renaud Barbaras intitule son dernier ouvrage L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique. Le texte est constitué des leçons données en mars 2019 à l’UCLouvain et reprises dans son cours de Master II du premier semestre de l’année académique 2019-2020 à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Ce texte est une introduction au nouveau projet – qui occupera Barbaras pour les deux prochaines années comme il l’a avoué dans son cours de Master II du premier semestre de l’année 2020-2021 – d’une cosmologie phénoménologique. À vrai dire, nous nous retrouvons au seuil d’une nouvelle période de la philosophie de Barbaras. Dans ce nouvel ouvrage, en posant, tout d’abord, et à nouveau en phénoménologie, la question du corps et de la chair, pour délimiter ensuite la notion d’appartenance, il propose une unité fondamentale entre la capacité phénoménalisante et l’appartenance au monde. La formule ontologique, inspirée de Merleau-Ponty, qui se propose comme soubassement d’une telle unité fondamentale et comme événement originaire de l’étant est celle de la « déflagration », à partir de laquelle l’auteur esquisse une réponse aux problèmes génératifs propres à une cosmologie phénoménologique. Plusieurs problèmes se posent à cet égard. L’appartenance est-elle la notion légitime pour comprendre la phénoménalisation ? Une réponse rapide et négative à cette question pourrait se défendre à partir des critiques husserliennes de l’existentialisme. Si nous essayons de donner une réponse positive à une telle question, une deuxième question se pose. En quoi une ontologie de la déflagration continuerait à être phénoménologique ? Si nous sommes toutefois convaincus que la cosmologie phénoménologique ne trahit pas les motifs fondamentaux du mouvement phénoménologique, une troisième question se fait jour. En quoi consisterait l’originalité de cet ouvrage par rapport aux autres développements d’ontologie phénoménologique ? Afin de donner des réponses à ces questions, nous formulerons les hypothèses suivantes. La notion de déflagration, comme formule de l’arché (principe et origine) ontologique de la phénoménalisation, renouvelle, tout en demeurant fidèle aux fondements du mouvement phénoménologique, d’une part, une branche spécifique de la tradition phénoménologique – la branche proprement française –, et d’autre part, la branche ontologique en tant que telle. Mais par rapport à l’originalité et à la spécificité de la cosmologie barbarasienne, nous soutenons qu’à la différence d’autres ontologies phénoménologiques, la cosmologie phénoménologique de Barbaras ne surgit pas de la critique de la subjectivité transcendantale husserlienne (Fink et Patočka), ne finit pas par un négativisme de l’être (Sartre, Jaspers, Jonas), pas plus qu’il ne se subsume dans une onto-théologie phénoménologique (Heidegger, Lévinas et Marion). La cosmologie phénoménologique de Barbaras défend à la fois l’appartenance du sujet au monde et le caractère phénoménalisant du sujet. Le pouvoir phénoménalisant de l’étant n’est ainsi ni négatif ni neutralisant, sinon profondément vivant. Cette cosmologie trouverait ainsi à s’exprimer poétiquement, comme il l’a lui-même affirmé lors de son cours de Master II en 2019-2020 à Paris I, dans les vers suivants de René Char : « [d]ans l’éclatement de l’univers que nous éprouvons, prodige ! les morceaux qui s’abattent sont vivants » (Char, 1969, p. 153).
I. L’ontologie dont la phénoménologie a besoin
Tout se passe comme si la cosmologie phénoménologique de l’appartenance donnait réponse à la question ouverte par Ricœur sur le type d’ontologie conséquente avec la phénoménologie (1990, p. 345-410). Selon celui-ci, la question de l’ontologie n’a pas été résolue dans la phénoménologie, étant donné qu’une telle solution finirait par dissoudre la catégorie de l’altérité. En effet, la cosmologie phénoménologique de Renaud Barbaras est la toute dernière formulation d’une question ontologique générale dont la réponse a été donnée, comme Ricœur semblait l’attester (1990, p. 410), depuis le commencement même de la philosophie, avec Parménide. Partant, nous sommes d’accord avec le jugement d’Etienne Gilson lorsqu’il écrit :
Il est évident que, tout élément du réel généralement concevable étant un être, les propriétés essentielles de l’être doivent appartenir à tout ce qui est. Lorsque Parménide d’Elée fit cette découverte, il atteignit une position métaphysique pure, c’est-à-dire infranchissable à toute pensée qui s’engagerait dans la même voie, mais il s’obligeait du même coup à dire ce qu’il entendait par « être » (Gilson, 1948, p. 24).
Parménide s’engage, selon Gilson, dans une voie métaphysique qui l’oblige à définir les termes de son ontologie. Si Ricœur ne va pas plus loin dans la question de l’ontologie, c’est parce qu’en suivant Husserl dans la mise entre parenthèses de l’ontologie, sans vouloir la nier, il la déplace dans le point d’arrivée promis qui, comme idée en sens kantien, guide, en son absence et sans faire partie de, la description phénoménologique. Précisément, par rapport à la crainte de l’ontologie que certains phénoménologues ont héritée de Husserl, Gilson remarque le contraste entre « le soin minutieux ou même le génie » des phénoménologues et « l’insouciance avec laquelle ils déblaient sommairement en quelques pages des problèmes métaphysiques dont les conclusions, acceptées par eux à la légère, compromettent parfois ensuite l’exactitude de leurs analyses et en faussent toujours l’interprétation » (Gilson, 1948, p. 22). Nous croyons toutefois qu’avec de telles sentences, Gilson n’adresse pas une critique de fond à la phénoménologie. A contrario, il félicite la rigueur phénoménologie tout en faisant une critique constructive de la méthode. Davantage, il admet l’urgence d’une phénoménologie réformée en avouant que notre temps a besoin « d’une métaphysique de l’être conçue comme prolégomènes à toute phénoménologie » (Gilson, 1948, p. 21). La cosmologie phénoménologique de Barbaras, dont le livre que nous commentons ici n’est qu’une introduction à un nouveau projet, promet, à notre avis, de prendre au sérieux les problèmes métaphysiques en nous offrant, finalement, l’ontologie que la phénoménologie, selon Gilson, a besoin. Ces problèmes nous conduisent au paradoxe, non résolu auparavant dans la tradition phénoménologique, que constituent notre appartenance au monde et la capacité de phénoménalisation de ce monde même.
Mais cette ontologie n’est possible que parce que le versant ontologique du mouvement phénoménologique, en dépit de Husserl lui-même, a posé à nouveau la question de l’ontologie sans en tirer toutes les conséquences. Ce versant commence, à juste titre, avec Max Scheler. Pour lui, la phénoménologie se réalise dans une ontologie qui pose la valeur (Wert-sein) comme être originaire de l’existant (Scheler, 2004). L’existence n’est pas ici mise entre parenthèses comme chez Husserl. Dans tous les cas, pour les deux, il y a une différence entre une attitude mondaine et une attitude phénoménologique. La corrélation intentionnelle serait l’évidence qui apparaît, pour chacun, dans l’attitude phénoménologique. C’est ici la découverte de l’intentionnalité par Brentano (Brentano, 2008, p. 102) qui inaugure le chemin vers une ontologie phénoménologique dans laquelle l’être sera considéré à partir de l’existence intentionnelle que la Modernité avait perdue. Pour Barbaras, l’intentionnalité est « l’envers centripète du mouvement centrifuge de la déflagration, la manière dont se réalise et se manifeste l’appartenance dynamique à l’événement originaire » (p. 80). Il souscrit ainsi à la position phénoménologique fondamentale qui rapproche Scheler de Husserl. Cependant, Barbaras fonde l’intentionnalité au seuil de l’être lui-même. Il ne s’agit pas d’une structure de la conscience dans les termes de Brentano, mais d’une structure ontologique fondamentale entre l’être et l’étant qui n’exprime que l’appartenance de l’étant à l’être est le caractère essentiel, non restrictif, de l’être se déployant dans l’étant.
Nous sommes convaincue que la phénoménologie est capable de révéler cet aspect intentionnel et foncier de l’existence parce qu’elle est elle-même une question qui prend la forme d’une réponse à une question dérivée : la question sur le comment (quomodo). La phénoménologie décrit le comment de la chose et en décrivant elle demande le quoi, le quid, un quid qui ne se donne jamais dans l’exercice de la méthode phénoménologique. La question sur le quid ne peut être résolue que par une ontologie, l’ontologie que Husserl a mise entre parenthèses, et que Heidegger, Lévinas et Marion diffusent dans une onto-théologie sans rendre assez compte de la capacité phénoménalisante du sujet, parfois subsumée dans une éthique. Pour sa part, Scheler place l’ontologie comme vrai fondement de la philosophie en incluant la catégorie de « monde » dans la dernière période de sa pensée. La capacité phénoménalisante du sujet semblerait toutefois se diffuser dans l’ordre des affectivités. Un versant criticiste de la phénoménologie fait dériver la question ontologique (quid) de la critique opératoire de la description phénoménologie (quomodo) tout en récupérant la catégorie de « monde ». Ce sont Fink et Patočka qui, en parcourant une voie criticiste, réintroduisent la question cosmologique déjà posée par Scheler. En tout cas, c’est cette même ontologie phénoménologique visée par l’ontologie négativiste de l’existentialisme, que Ricœur situe comme finalité promise par la méthode sans jamais y arriver (la voie longue), et dont la route est inaugurée par Merleau-Ponty sans pour autant être accomplie. Barbaras appartient sans doute au même mouvement phénoménologique qui pose la question du quid dans le même site originaire que la question sur le comment (quomodo). Nous pouvons affirmer à juste titre qu’il appartient au mouvement phénoménologique tout court.
Il y a néanmoins deux manières d’appartenir à un mouvement philosophique, lesquelles sont, corrélativement, deux manières de rendre possible la continuité et postérité de ce mouvement. La première est de rester fidèle à l’idée authentique du fondateur du mouvement en le défendant contre ses critiques et ses interprétations abusives, en montrant que sa pensée est encore importante dans un contexte philosophique toujours nouveau. Il s’agit de l’option exégétique du mouvement phénoménologique, qui continue à chercher, dans l’œuvre non publiée du fondateur, des réponses aux problèmes contemporains. La deuxième consiste à renouveler les fins qui ont mobilisé un tel mouvement philosophique à partir de nouvelles questions et de nouvelles réponses. Il s’agit de l’option créatrice qui implique toujours la formation de nouvelles branches. Les deux manières sont, d’une certaine manière, impliquées dialectiquement dans la pensée de Barbaras. Il est évident que l’apport de Barbaras n’est pas exégétique, mais sa proposition renouvelle cette tradition tout en y étant fidèle. Nous pouvons lire sa trajectoire philosophique à partir du geste phénoménologique dans la mesure où, en prenant comme point de départ les présupposés théoriques précédents (dans ses premiers ouvrages, voir par exemple, Barbaras, 1991 et 2004) pour les neutraliser et rendre possible la vision du phénomène (dans les ouvrages précédant ce dernier, voir par exemple, 2011a et 2016a), il amène, dans la toute dernière période de sa philosophie (2019), l’ontologie phénoménologique à sa formulation la plus radicale, en en tirant toutes les conséquences.
II. Le versant français de l’ontologie phénoménologique
La pierre de touche de L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique de Renaud Barbaras est indubitablement la notion de déflagration comme origine cosmologique de l’ontologie de l’appartenance. Il s’agit d’un concept qui permet de mettre l’accent sur le caractère vital, dynamique et spatial de cette ontologie. En ce sens, même si ce livre inaugure une nouvelle étape dans la philosophie de l’auteur, il est conséquent avec les découvertes de l’étape précédante de sa philosophie qui a été déployée depuis Dynamique de la manifestation (2013) jusqu’à Métaphysique du sentiment (2016a) et Le Désir et le monde (2016b). Dans ces œuvres, nous trouvons un effort pour penser la radicalité de la corrélation d’une phénoménologie dépassée par une métaphysique. Dans L’appartenance. Vers une cosmologie phénoménologique, c’est surtout la perspective cosmologique qui sera traitée comme la plus fondamentale et la plus originaire. Cette perspective met la catégorie de l’espace comme étant plus fondamentale que la catégorie du temps, bien que cette perspective, comme l’a fait remarqué Aurélien Deudon (2018), ait déjà redémarré dans les ouvrages antérieurs de l’auteur : « force est de conclure que le temps est la forme même de l’apparaître secondaire, tout comme l’espace était la forme de l’apparaître primaire » (Barbaras, 2013, p. 327).
L’importance donnée à l’espace nous permet de penser dans les termes avec lesquels Guy-Félix Duportail caractérise la phénoménologie française, comme traversant un moment topologique (2010). De ce fait, Benjamin (2018, p. 115) nous a averti de l’être spirituel (ein geistiges Wesen) transmis par tout usager d’un langage constitué au sein d’une culture. Ainsi, sans vouloir risquer un historicisme, nous pouvons postuler que chaque phénoménologue français déploie des traits propres aux différentes couches de sens que nous comprenons par philosophie française, si nous rapportons la tradition phénoménologique française à l’histoire plus générale de la philosophie française. Selon Camille Riquier (2011), la philosophie française trouve son origine dans la figure de Descartes. Il ne se réfère pas à cette origine dans des termes causaux ou ontologiques, mais comme un simple fait :
[I]l n’y a pas de philosophe français qui ne se soit retourné vers Descartes à un certain moment de son parcours, souvent décisif, pour éprouver sa pensée au contact de la sienne, ou pour reprendre un fil qu’il avait laissé interrompu, s’y rattacher et le prolonger. Le caractère fondateur qui lui a été reconnu de droit au regard de toute la philosophie moderne a masqué l’importance toute spéciale que les penseurs français lui ont toujours accordée, de fait, dans leur propre édification intellectuelle. En France, Descartes est un référent plus encore qu’une référence, qui fournit moins les idées que la trame qui servira à les ordonner, – ce qui n’est pas le cas ailleurs (Riquier, 2011, p. 3).
Riquier identifie trois voies cartésiennes suivies par les philosophes français, dont la première, où l’on peut situer les phénomènologues français, est celle du cogito. Ceux-ci auraient pu exploiter ses ressourses aux marges de la phénoménologie transcendantale uniquement « à la faveur du cogito de Descartes qui était là pour eux, derrière, plus large que celui de Husserl » (Riquier, 2011, p. 23). Les œuvres de Sartre, Merleau-Ponty, Ricoeur et Barbaras ne seraient que le prolongement, selon Riquier, du sentiment de l’union de l’âme et du corps avec lequel le cogito cartésien déborde celui de Husserl en lui contestant sa prétention d’auto-fondation absolue (Riquier, 2011, p. 23). Force est de dire que la phénoménologie de Husserl n’a pas été reçue sans des conditions pré-compréhensives par la philosophie française. Cela peut expliquer que, comme l’affirme Bernard Stevens, la tradition de la phénoménologie française ait sauté de manière trop rapide aux réflexions de la Krisis, justement le livre plus « ontologique » de Husserl. À cela s’ajoute l’importance des réflexions sur la chair présentes dans Ideen II, livre qui a été aussi bien reçu par l’école française de phénoménologie, à la différence des Méditations cartésiennes, livre accusé souvent de solipsisme par la même école. De plus, Frédéric Worms remarque l’avènement du moment du vivant (Worms, 2009, p. 560) vers la fin du XXe siècle dans la phénoménologie française. Même si ce vivant apparaît sous la forme d’un bergsonisme minimal, dont le côté maximal est apparu au début du siècle.
Renaud Barbaras renouvelle ces préoccupations que nous pouvons qualifier de « proprement françaises » : le point de départ de sa cosmologie phénoménologique est la reconsidération radicale du corps, tout en échappant à une manière idéaliste de penser la chair comme conséquence d’une perspective ontologique fondée sur la conscience. Ce point de départ est inspiré de Merleau-Ponty même si son ontologie de la chair délivre les coordonnées du problème plutôt que la solution (p. 12), en risquant un dualisme sous-jacent à la distinction entre la chair mienne et la chair du monde. En allant plus loin que Merleau-Ponty, Barbaras essaie de résoudre le problème du dualisme que pose toute phénoménologie de la chair, et du solipsisme que pose toute phénoménologie. Comme Barbaras le montre, dans le premier chapitre du livre intitulé « De la chair à l’appartenance » (p. 1-26), la réflexion philosophique a manqué l’expérience foncière du corps au moment où elle l’a identifiée. Bien qu’un certain type d’ontologie ait déjà réfléchi sur la question du corps, celle-ci n’a pas été prise radicalement, car, au lieu d’être question, le corps est assumé comme une réponse (p. 13) au cœur d’une ontologie déjà donnée. Barbaras réalise ainsi une épochè des ontologies, qui ont caché le corps, sédimentées dans l’attitude naturelle. L’une de ces ontologies est l’ontologie de la mort sédimentée dans la science contemporaine pensant le corps du point de vue de l’inertie. Ce qui apparaît dans l’effectuation de cette épochè est une expérience fondamentale : l’appartenance. Pour Barbaras, penser le corps comme problème fondamental n’est rien d’autre que de mettre en avant la dimension d’appartenance. Afin de comprendre cette dimension de manière ontologique, l’auteur exerce deux remaniements ontologiques radicaux : a) la conscience n’appartient pas au monde ; elle est une modalité, parmi d’autres, de cette appartenance (p. 16); b) le fondement ontologique premier est l’espace et non le temps, comme une certaine perspective ontologique et phénoménologique l’a présupposé en prenant l’espace comme un dérivé du temps (p. 21). Ces deux remaniements ontologiques sont strictement liés car apparaître consiste à déployer l’espace. C’est pourquoi, seulement en prenant comme point de départ l’espace, nous pourrions saisir le sens phénoménologiquement radical de cette appartenance. Ainsi, Barbaras se place, à la fois, dans le moment topologique de la phénoménologie française, tout en utilisant les outils de la phénoménologie (l’époché et la description de l’expérience) débordés par l’expérience de l’appartenance. Mais est-ce que l’appartenance est comparable au sentiment de l’union âme-corps que Riquier présume déployé par les phénoménologues français dans le but d’aller plus loin que Husserl, tout en retournant à Descartes ? Nous croyons, tout au contraire, que la notion d’appartenance prouve l’originalité de Barbaras face à la tradition française de la phénoménologie, comme nous le verrons par la suite. Il nous convient ici de poser la question sur le quomodo de l’appartenance. Comment un étant appartient au monde ?
III. L’éclatement du monde
À notre avis, dans la clarification des modalités de cette appartenance, nous pourrons comprendre les conséquences inédites de cette ontologie face aux ontologies antérieures et à la tradition française de la phénoménologie. Précisément, dans le deuxième chapitre du livre intitulé « Les trois sens de l’appartenance » (p. 27-56), Barbaras propose une typologie sémantique. Du point de vue de l’usage français du mot appartenance, trois sens d’appartenance apparaissent : être dans le monde ou le site (être situé, position inhérente à l’étant) ; être du monde ou le sol (être pris dans son épaisseur, là d’où l’étant se nourrit et d’où provient son étantité), être au monde ou le lieu (la phénoménalisation, l’occuper activement, s’investir, une forme de possession du monde). Pour Barbaras, il y a un rapport d’identité entre les trois sens d’appartenance : l’inscription onto-topologique de tel étant dans le monde a pour envers la phénoménalisation du monde dans cet étant. Ces trois sens de l’appartenance ne font donc qu’un seul. L’inscription ontologique d’un sujet situé topologiquement dans le monde est aussi le déploiement de la phénoménalisation. Pour une partie de la tradition philosophique transcendantale, la phénoménalisation du monde est fondée sur la distanciation du monde. Barbaras renverse ce préjugé : plus un étant appartient au monde, plus il le fait apparaître. Le degré zéro de cette appartenance sera représenté par la pierre. L’appartenance de la pierre déploie un lieu, mais à contre-courant des autres êtres vivants : en se concentrant. La vie de la pierre se manifeste alors tout d’abord comme temporalité. Sa spatialité apparaît de manière dérivée et comme défaut : « le défaut de déploiement spatial est l’envers de l’installation dans une durée longue » (p. 32). La plante est, contrairement à l’animal, spatialisation, mobilité pure : « elle est tout entière à l’extérieur d’elle-même » (p. 36). L’animal, au contraire, occupe l’espace sans sortir de lui-même. Or, l’homme est un homo viator (p. 33). Il apparaît au monde dans le sens de la mobilité et c’est le désir de l’homme la raison même de la mobilité. Le rapport entre conscience et sol se pose ici autrement que dans le cartésianisme, de telle manière que le problème même du solipsisme ne se pose pas. Mais tout en demeurant dans le sol français qui contient sa philosophie, Barbaras dépasse Descartes – avec qui, selon Riquier, les phénoménologues français dépassent Husserl – avec Bergson. Dans l’un des moments les plus poétiques du livre, l’auteur s’aligne avec Bergson pour distinguer entre un corps minime et un corps immense. D’un point de vue solipsiste, notre corps serait la place minime que nous occupons, qui renfermerait la conscience. Du point de vue de Bergson, selon Barbaras, si je suis là où la conscience peut s’appliquer, mon corps va jusqu’aux étoiles. Plus radicalement, en dépassant Husserl et Descartes, pour Barbaras, « ce mode de déploiement du lieu qu’est ici la conscience des étoiles repose sur l’appartenance ontologique du sujet aux étoiles, sur le corps immense, et vient réduire la tension entre le site, à quoi correspond le corps minime et le sol, qui n’est autre que le cosmos lui même » (p. 55). Autrement dit, les étoiles deviennent lieu parce qu’elles sont d’abord sol. La conscience appartient premièrement à un corps pour être elle-même conscience, et au monde, ou aux étoiles, advient le caractère essentiel de pouvoir être phénoménalisé pour un sujet qui y appartient. La question du quomodo va se métamorphoser ici dans les termes du quid à des niveaux différents. Comment tout en étant différent des étoiles pour les percevoir, nous les faisons paraître en ce que nous appartenons à une continuité avec elles dans le sol ? Quelle ontologie fondamentale serait-elle capable d’expliquer, en répondant au quid de l’être, l’unité et la différence au sein de cette nouvelle manière de penser l’appartenance ? En d’autres termes, la question est de donner réponse à l’origine ontologique (quid) de la phénoménalité. Dans les mots de Barbaras avec lesquels commence le troisième chapitre du livre intitulé « Vers une cosmologie : la déflagration » (p. 57-80), où il essaie de répondre à ces questions, « [i]l s’agit de comprendre pourquoi ce faire singulier [que le mouvement des vivants est un mouvement phénoménologique] dont nous parlons, dont l’autre nom est le désir, ne peut être qu’un faire paraître » (p. 57-58).
Plus exactement, la question est de savoir comment le sol qui se sépare de lui-même par le site donne lieu au surgissement du lieu. Mais le surgissement de la phénoménalisation ne doit pas être compris dans le sens d’une téléologie. Le paraître de l’être est totalement contingent sans pour autant laisser d’être le paraître de l’être. De la réponse à cette question dépend la réponse à une question qui en est dérivée : la question de l’unité de l’appartenance. Il faut pouvoir expliquer comment le sol, en se séparant dans le site, n’est autre que le sol lui-même. En prenant en compte que le sol contient tous les étants en tant qu’il les fait être, cette appartenance est ontologique : les étants ne sont pas seulement situés dans le monde, il constitue leur source, il nourrit l’être de l’étant qui y est inscrit. Il s’agit d’une ontogénèse dynamique surabondante. Cette surpuissance n’a d’autre positivité que dans ce qu’elle fait naître (p. 61) ; elle ne peut avoir rien d’étant pour être la source de tout étant. Le sol est donc accessible uniquement dans l’étant qu’il dépose, étant l’acte de déposer. Il est le jaillissement comme être et non un être qui jaillit. Barbaras admet qu’il ne s’agit pas de la puissance aristotélicienne « toujours référée à une substance et ordonnée au telos de l’acte », mais plutôt de la puissance plotinienne qui est Acte, débordement de l’Un qui donne ce qu’il ne possède pas (p. 61). Mais cette surpuissance ontogénétique ne doit pas diffuser le caractère spatial de l’appartenance : si l’être n’a pas d’autre sens que l’appartenance, produire n’est qu’installer dans l’extériorité. La puissance onto-génétique disperse, donne un site. Le site s’inscrit ainsi dans une surpuissance expansive. Le sol, étant la surpuissance expansive, produit le multiple dans son être jaillissement. Plus que monde, l’être est Nature au sens d’une physis originaire. En suivant Dufrenne (1981, p. 165), Barbaras remarque que la Nature indique, d’un côté, l’extériorité et l’antériorité du monde comme précédence ontologique, et, d’un autre côté, l’énergie de l’être comme puissance ou productivité. Cette formule exprime le monde de l’appartenance à la fois comme totalité antérieure extériorisante et comme surpuissance productrice. À ce titre, la phénoménologie qui prend ce monde-Nature comme objet ne peut se réaliser que comme cosmologie.
Arrivé à ce point, Barbaras est capable d’expliquer la mobilité de l’étant, une autre voie pour comprendre la nature du sol. La raison du mouvement est la distance du site au sol. Mais le site est contenu dans le sol : « sa distance au sol est distance au sein du sol » (p. 65). La mobilité de l’étant provient alors du sol. L’étant ne produit pas la mobilité, il s’y insère. Dès lors, le mouvement des étants témoigne de la nature de son sol. Le sol serait, selon Barbaras, la mobilité même (archi-mobilité, pur jaillisement). À dire vrai, c’est le sol qui, en tant que puissance ontogénétique, essaie de se rejoindre à partir de ce qu’il produit : de revenir à lui au travers des étants en lesquels il se sépare. En s’inspirant de Louis Lavelle (1937), Barbaras affirme que la participation ne fait pas de l’étant une partie du Tout. L’être n’est pas préalablement réalisé, mais l’étant participe à un acte qui est en train de s’accomplir grâce à une opération qui oblige l’étant à la fois d’assumer sa propre existence et l’existence du Tout. Autrement dit, la puissance ontogénétique à laquelle appartient l’étant n’existe pas en dehors de ses produits « et leur doit en ce sens son être » (p. 68). L’étant rejoint son sol par un mouvement désirant parce qu’il s’insère dans l’acte onto-originaire qui est en train de s’accomplir et qui lui donne l’énergie qui lui permet de déployer un lieu au sein du même sol qu’il essaie de rejoindre. Cela peut évoquer une affirmation d’un autre livre de Lavelle (1939) publié en aval de celui cité par Barbaras : « Elle [la vie] est toujours un retour à la source. Elle fait de moi un être perpétuellement naissant » (Lavelle, 1939, p. 92).
En voulant éclairer cette source qui est le sol, Barbaras pose à nouveau la question de Leibniz dans Les Principes de la Nature et de la Grâce : « pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien » (Leibniz, 1996, p. 228), dans des termes cosmologiques : « comment y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » (p. 68). Cependant, il ne s’aligne ni sur Sartre ni sur Husserl, qui donnent, soit à l’existence, soit à la conscience, une irréalité ou négativité métaphysique, seule capable de dépasser le réel, de le penser ou de le constituer. Pour Barbaras, la négativité se pose uniquement en des termes ontiques. La source est une et indivisible : elle produit le multiple parce qu’elle ne l’est pas (négativité ontique). Mais elle n’est pas non plus un néant. Il n’y a pas création ex-nihilo. Il y aurait une forme de précession métaphysique : « rien de moins que la surabondance qui sous-tend tout étant pour autant qu’il vient à l’être » (p. 70). Sa négativité ontique consiste en son excès métaphysique. Il faut alors la comprendre comme l’événement en tant que mondification qui est l’advenir même d’une multiplicité d’étants (avènement). C’est pour cette raison que Barbaras choisit de caractériser cet archi-événément, sens d’être ultime du sol, comme déflagration. La déflagration est éternelle, car l’étant est immobile dans son archi-mobilité et stable dans son instabilité constitutive (p. 72). Barbaras avoue qu’il identifie ici, dans le concept de déflagration, l’archi-mouvement et l’archi-événement qu’il avait distingués dans son œuvre précédente (voir Barbaras, 2013). Ce qui nous permet d’affirmer que nous nous trouvons, en effet, au début d’une nouvelle période de la philosophie de l’auteur.
La déflagration peut aussi répondre aux problèmes touchant l’advenir du multiple. La déflagration est dispersion originaire qui renvoie à une pluralité de sites ou, autrement dit, à des étants individués et différents. Il y a autant de multiplicité numérique, spatiale, que de multiplicité qualitative : différence. Cette différence n’est autre que la gradation inhérente à la déflagration. Les étants s’éloignent différemment de leur source, « de telle sorte que la déflagration est naissance de différences dans la différence » (p. 75). En empruntant des expressions avec lesquelles Bergson explique l’évolution de la vie (1908, p. 108), Barbaras caractérise la déflagration comme l’éclatement qui est gerbe ontologique créant des directions divergentes, ce qui donne lieu à l’individuation de l’étant. C’est l’événement même de la contingence comme fait de la différence renvoyant à la contingence absolue de l’avènement de la déflagration comme absolu. Les éclats que sont les étants sont retenus dans leur propre avènement. Ils sont maintenus dans leur source, l’écho de l’archi-événement les transit éternellement sous la forme de la mobilité. Les différences entre les étants s’expriment donc en termes dynamiques, et la mobilité n’exprime que la proximité avec la surpuissance originaire. Effectivement, René Char n’a jamais si bien expliqué – rétrospectivement et de manière aussi fidèle – l’intuition philosophique rapprochant Barbaras et Bergson : « les morceaux qui s’abattent sont vivants » (Char, 1969, p. 154).
Plus précisément, dans le cas des vivants, leur mobilité exprime leur proximité ou leur degré d’insertion dans la déflagration. A contrario, l’immobilité de la pierre exprime un éloignement de l’éclatement originaire. Dans le cas de l’étant humain, connaître son sol exprime sa proximité à son sol. En termes simples, tout mouvement de l’étant est mouvement vers le sol, « quête ontologique » (p. 79). Barbaras se situe à l’opposé du transcendantal husserlien ou du distancement intellectuel cher à la phénoménologie : la pensée, la donation du sens, la réflexion, et pourquoi pas, la description phénoménologique, auraient pour source et condition de possibilité une profonde inscription dans le sol. Malheureusement, Barbaras n’explique pas ici les conséquences épistémologiques de cette cosmologie déflagrationniste pour une théorie de la connaissance renouvelée.
La déflagration barbarasienne est, partant, l’ontogenèse dynamique, la puissance ontogénétique, l’archi-événement capable de produire le multiple sans déchirer l’unité fondamentale des étants, l’archi-mouvement stabilisant. L’inspiration merleau-pontienne de l’idée de la déflagration est évidente : « Tel est à nos yeux le sens véritable de ces mots que Merleau-Ponty ajoute à propos de cette ‘explosion stabilisée’ qu’est ‘absolu du sensible’ : ‘i.e. comportant retour’ » (p. 79). La déflagration doit se comprendre alors dans les termes d’une explosion qui ne cesse jamais d’exploser. Les étants ne se séparent jamais de cette déflagration ; ils sont au seuil même de sa puissance et « reviennent sans cesse à elle, mettent à profit la puissance dont ils héritent pour rejoindre l’origine, recoudre la déchirure » (p. 79). En amont, dans L’Œil et l’esprit (1964), Merleau-Ponty a caractérisé la recherche de Cézanne de la profondeur dans les termes de la déflagration de l’être :
La profondeur ainsi comprise est plutôt l’expérience de la réversibilité des dimensions, d’une « localité » globale où tout est à la fois, dont hauteur, largeur et distance sont abstraites, d’une voluminosité qu’on exprime d’un mot en disant qu’une chose est là. Quand Cézanne cherche la profondeur, c’est cette déflagration de l’Être qu’il cherche, et elle est dans tous les modes de l’espace, dans la forme aussi bien. (…) Elle (la couleur) est « l’endroit où notre cerveau et l’univers se rejoignent », dit-il dans cet admirable langage d’artisan de l’Être que Klee aimait à citer (Merleau-Ponty, 1964, p. 65-66).
Pour Barbaras, la profondeur sera la manière dont le sol se phénoménalise comme tel, l’envers phénoménal de la déflagration. Mais celle-ci ne s’abolit pas au profit de ce qu’elle dépose, elle explose en comportant retour. Ceci ne veut pas dire qu’il y aurait deux mouvements : la retombée de l’étant est remontée. Le mouvement centrifuge de la déflagration dans l’étant est aussi le mouvement centripète de l’étant vers la déflagration. C’est dans ces termes qu’il faut comprendre que le site appartient au sol comme le multiple à la déflagration, de manière que le site n’est pas le sol mais n’est pas autre chose que le sol. L’intentionnalité comme déploiement d’un lieu à partir d’un site ne serait que la manifestation phénoménologique de l’inscription et du retour de l’étant vers son origine explosive. L’intentionnalité est donc la manifestation centripète du mouvement centrifuge de la déflagration, la réalisation de l’appartenance dynamique à l’événement originaire (p. 80). Le lieu est, enfin, la trace phénoménologique de la continuité ontologique qui demeure dans la séparation. La question de la phénoménologie se pose ici. Nous retournons à la question sur le comment : l’origine des lieux. Quelle serait la phénoménologie de la cosmologie de la déflagration ? Dans le quatrième chapitre intitulé « La genèse des mondes » (p. 82-109), Barbaras fera le point sur la phénoménologie d’où il vient (Merleau-Ponty, Husserl et Patočka) pour poser les termes de la phénoménologie vers laquelle il se dirige et qui demeure ici en état de promesse.
IV. La phénoménologie que la cosmologie mérite
Au début du quatrième chapitre, Barbaras rappelle sa critique de l’ontologie phénoménologique de la chair de Merleau-Ponty. Cette conception présuppose une limitation que la cosmologie phénoménologique essaie de dépasser : « contrairement à ce que Merleau-Ponty affirme, que cette chair soit mienne, c’est-à-dire sentante, ne signifie d’aucune manière qu’elle se distingue de la chair du monde : c’est au contraire en tant que chair du monde, en tant par conséquent qu’elle lui appartient radicalement, qu’elle est mienne » (p. 81). La condition de la phénoménalisation est l’inscription phénoménologique dans le monde. La question classique de l’union de l’âme et du corps, qu’on a qualifié au début de cet article de purement française, est ici dépassée. Si ma chair est la chair du monde, j’ai une conscience signifie la même chose que j’ai un corps et inversement (p. 81). La distinction entre conscience et corps est une abstraction. Cela lui permet de répondre aussi à Husserl. C’est la profondeur de l’inscription dans le monde qui mesure la puissancce phénoménalisante et non l’inverse. Le faire paraître le monde n’implique pas une situation d’exception, mais une appartenance radicale à lui. Barbaras renverse ainsi également la qualité d’être éjecté du monde du Da-sein heidéggerien ou de l’être pour soi sartrien : « c’est pace que ce que nous nommons conscience est du monde en un sens plus radical que d’autres étants, qu’elle est précisément conscience, à savoir aptitude à le faire paraître » (p. 81). L’extériorité est inscrite au sein de cette nouvelle interprétation de la phénoménalité. En effet, l’ampleur du lieu n’est que la profondeur de l’inscription dans le monde. Un nouvel a priori universel de la corrélation, valide pour tout étant, apparaît : « autant d’appartenance, autant de phénoménalité ; autant de continuité ontologique, autant d’ipséité » (p. 82). Mais la question est de savoir comment comprendre le statut et l’origine de la phénoménalité. Afin de répondre à cette question, Barbaras montrera que la phénoménalisation consiste dans l’unité propre à la manière dont les étants remontent vers leur source.
Le début de sa démonstration est inspiré de la phénoménologie a-subjective de Patočka. Ce phénoménologue, auquel il a consacré deux livres auparavant (2007, 2011b), dépasse de manière définitive la phénoménologie transcendantale de Husserl – que Barbaras caractérise comme « la version orthodoxe de la phénoménologie » (p. 83) – en déliant la phénoménalité de l’étant de la référence à un sujet constituant. Cela ne veut pas signifier la perte absolue du sujet. Le sujet sera dérivé d’une conception non subjectiviste de la phénoménalité. Selon la critique de Patočka (1995) à laquelle Barbaras souscrit, Husserl n’aurait pas su respecter l’autonomie du champ phénoménal dévoilé par l’épochè phénoménologique. Plus précisément, il finirait par trahir l’épochè. En effet, l’attitude naturelle peut être comprise par l’intention de rendre compte de l’apparaître du monde à partir des lois du monde ou, dans d’autres termes, de tenter de rendre compte de l’apparaître à partir d’un apparaissant. Mais Husserl, tout en voulant suspendre l’attitude naturelle, fait reposer pourtant l’apparaître sur des vécus (un apparaissant). Il faut donc faire avec la conscience ce que Husserl fait avec la thèse du monde, la neutraliser, afin de pouvoir accéder à l’apparaître comme a priori ultime. Cet a priori ne sera pas distinct de celui des apparaissants mondains : l’apparaître est un et relève d’une même légalité. Pour Patočka, c’est le monde qui constituera ainsi l’a priori ultime de l’apparaître, étant le vrai point d’arrivée de l’épochè. C’est l’appartenance au monde le sens d’être ultime de l’étant. Le monde est l’apparaissant ultime : « la condition du donné est un archi-donné » (p. 87). Autrement dit, le monde est l’a priori de l’expérience du monde : l’empirique, ou plutôt l’ontologique, et le transcendantal coïncident. Il semblerait que Patočka finisse par faire dériver l’apparaître de l’apparaissant, comme il le reproche à Husserl. Cependant, selon Barbaras, ce n’est pas le cas si on comprend bien le sens de cet apparaissant qui est le grand Tout, qui est le monde. Pour s’expliquer, il reprend et renverse la détermination husserlienne de la perception comme donation par esquisses. La perception se déploie sous la forme d’un cours d’esquisses parce que l’on dispose par avance de la garantie de pouvoir parcourir la chose. Il a fallu que la continuabilité de cette expérience me soit donnée d’emblée : une chose ne paraît qu’au sein de son horizon. L’horizon n’est plus, comme pour Husserl, potentialité de la conscience. La présence intuitive doit se comprendre comme la cristallisation d’un horizon préalable. L’horizon sera le nom de l’être donné à la continuabilité de l’expérience : l’Un englobant. Dire d’une chose qu’elle apparaît signifie qu’elle s’inscrit dans une unité ouverte de toutes les apparitions possibles. L’expérience est ainsi en continuité avec toutes les autres l’expériences. À dire vrai, elle ne peut être qu’une : l’unité de l’expérience est ce qui commande son être d’expérience. La conscience n’est donc pas la condition de l’apparaître, elle serait la conséquence de l’apparaître : c’est dans la mesure où une chose apparaît dans une totalité englobante que l’unité peut se donner à une conscience et non l’inverse. S’il ne s’agit pas alors d’une conscience, la question qui se pose est celle du mode d’être de ce sujet capable d’accueillir cette unité.
Barbaras le confesse : « [l]es mots ici nous manquent (p. 92). Sans le deviner peut-être, il s’aligne sur les moments de description de phénoménologues qui, en voulant être fidèles à la description des aspects les plus mystérieux de l’expérience, rendent explicite les limitations du langage. C’est peut-être en ceci que réside la différence entre la phénoménologie et l’herméneutique, ou encore entre la phénoménologie et le structuralisme. Nous en trouvons l’un des exemples dans les descriptions husserliennes de la constitution de la conscience absolue du temps. Et c’est justement l’excédance du moyen de description par les faits phénoménologiques de la description même qui en dit le plus long sur la pratique fidèle de la phénoménologie et de la profondeur de la vision du phénoménologue. Scheler remarque précisément que la phénoménologie montre avec la parole ce qui doit être expérimenté par l’interlocuteur du phénoménologue, une expérience qui dépasse les moyens de l’expression de l’évidence (Scheler, 1954, p. 391). Dans tous les cas, il est aussi étonnant que compréhensible que les mots manquent quand Barbaras essaie d’éclairer le sens de l’être de ce sujet phénoménalisant. Selon Barbaras, ce sujet ne peut pas être constituant, mais il est requis par l’apparition qui le précède comme principe d’unification. Le sujet participe, dans l’unification de l’unité unifiante, de l’apparaître des choses sans les constituer. La réponse de Barbaras, en accord avec la cosmologie de la déflagration, est que le sens d’être de ce sujet consiste en un mouvement, « précisément celui qui constitue cette unité des apparitions que nous avons, pour notre part, nommée lieu » (p. 93). L’horizon des apparitions existe comme son propre déploiement dynamique indifférent au partage de la transcendance et de l’immanence. En suivant Patočka, Barbaras remarque que la pénétration dans le monde est l’envers d’une orientation qui implique que le sujet soit situé au sein de la totalité : « l’approche est toujours un ‘déloignement’ (Entfernung) » (p. 94). Mais c’est parce que l’approche constitue notre rapport originaire au monde dans un tout anticipateur, que nous voyons les choses ; le distancement n’est pas la condition de possibilité du voir. La phénoménalité est renvoyée, par Barbaras, à la mobilité. L’unité est effectuée par un sujet qui, appartenant au monde, s’avance vers son sol au sein de lui en déployant des lieux. Patočka a déjà mis l’accent, selon Barbaras, sur le caractère spatialisant de la phénoménalisation. Toutefois, le pas franchi par rapport à Patočka consiste à fonder cette dynamique spatialisante sur une appartenance ontologique et non topologique, « sur un défaut d’être qui ne peut avoir pour envers qu’une aspiration » (p. 95). Barbaras remet la question de la phénoménalisation dans les termes du lieu au sein de sa cosmologie, afin de donner à l’espace son importance constitutive. Au fond, l’indivisibilité de l’origine perdure sous la forme de la puissance unifiante qui habite chaque étant : son activité phénoménalisante (p. 97). L’unité est la trace d’une telle puissance indivise. La surpuissance de la déflagration demeure sous la forme des mouvements qui s’attestent dans une dimension unificatrice. L’étant poursuit cette unité dans le multiple et tente de la réaliser. La sortie de l’origine comme dispersion a une relation d’identité avec le retour à l’origine comme rassemblement. L’origine de la phénoménalité, l’origine des mondes, est ce qui apparaît de l’origine au sein du multiple, « la manière dont l’indivision de la puissance explosive se réfléchit au sein du fini » (p. 98). La forme est ainsi archè.
Mais si le monde est corrélat d’une appartenance, il y a alors trois sens du monde : le monde comme source (déflagration) qui renvoie au sol, le monde comme multiplicité ontique provenant de cet archi-événement qui renvoie au site, le monde comme forme ou sédimentation de l’origine au sein du multiple qui renvoie au lieu. Ils correspondent respectivement à l’appartenance ontologique, à l’appartenance ontique et à l’appartenance phénoménologique. Si l’étant va de son site vers son sol du point de vue phénoménologique, il y a un mouvement plus originaire par lequel la source explosive cherche à se rassembler dans sa dispersion. Le sujet véritable est le cosmos lui-même et sa vérité est celle d’une surpuissance originaire qui fait des mondes pour se faire être comme pure origine. Le monde proprement dit est, pour la phénoménologie de cette cosmologie, la trace de la puissance de l’origine au sein du multiple, la totalité comme sédimentation, le troisième sens du monde. Autrement dit, bien qu’il y a un cœur archi-événementiel (déflagration) du monde qui constitue son contenu (l’ensemble des étants), en donnant lieu à son contenu contingente, « l’archi-événement est archi-contingence » (p. 101). Il s’agit d’un néoplatonisme inversé, car la réalité de l’Un qui donne ce qu’il ne possède pas est cosmologique au lieu de métaphysique, elle est une réalité indéterminée et indivisible. De plus, si la pensée consiste dans un mouvement de séparation et de remontée (hypostase vers l’Un) qui produit le multiple, dans la perspective de Barbaras, le multiple manifeste originairement une séparation de l’origine, face à laquelle la remontée vers l’origine a le sens d’une unification.
Les lieux marquent la proximité de l’origine dans la distance. Si aucun monde ne peut s’approprier l’origine, il y a toutes sortes de mondes possibles, autant de mondes que d’étants dont l’amplitude se mesure à la profondeur de l’inscription dans le sol qui n’est que la proximité de l’origine. L’ampleur de la synthèse sur laquelle un monde se repose ou la puissance signifiante sera d’autant plus forte que l’étant sera moins loin de son origine (p. 104). Avec cette affirmation, Barbaras se situe à l’opposé de la phénoménologie qui caractérise le sujet comme étant un hors-monde. Pour la cosmologie phénoménologique, autant d’appartenance, autant d’intentionnalité ; autant d’intentionnalité, autant de subjectivité ; autant de proximité avec la déflagration, autant de puissance ; autant de puissance, autant de monde ; autant de monde, autant de subjectivité. C’est parce que nous sommes d’abord des êtres cosmologiques que nous sommes conscients et connaissants. Les degrés de subjectivation renvoient aux degrés d’appartenance. Barbaras avoue que Merleau-Ponty s’est dirigé dans cette direction mais qu’il n’a pas pu fonder son intuition parce qu’il prenait comme point de départ la chair sensible. La chair comme sentir est différente de la chair du monde qui est sentie en ce sentir même (p. 106). Merleau-Ponty n’a pas pu fonder l’univocité dont il a pourtant eu l’intuition. Pour Barbaras, c’est parce que nous appartenons au sol ontologique du monde que nous sommes capables de le phénoménaliser. La subjectivité ne se distingue pas de la puissance phénoménalisante. Il ne s’agit pas de nier la différence, mais de ressaisir la différence, « nier qu’elle repose sur la séparation d’une entité subjective et d’un monde » (p. 107). Mais si la phénoménalisation ou la subjectivité a pour condition l’appartenance, elle n’a pas l’appartenance pour contenu. Le lieu n’est pas le sol, mais la manière dont le sol se donne à celui qui en est séparé au sein du sol. Le monde est la manifestation de l’archi-événement à celui qui en est un éclat. Partant, « le destin de l’origine est sa propre occultation dans le phénomène » (p. 108). En d’autres termes, la phénoménalisation implique une occultation. Le sol n’apparaît jamais comme sol et c’est pour cela qu’on peut dire qu’on est séparés en son sein. La dimension d’occultation s’accuse tandis que la phénoménalisation se fait plus ample. Le lieu que nous déployons est plus loin du sol. La profondeur de notre appartenance déclenche une puissance de phénoménalisation qui nous permet de déployer un lieu en ouvrant le monde lui-même. Ce monde se donne comme « objectif », détaché de l’activité phénoménalisante, et comme délivrant un sens de l’être. La plus grande appartenance débouche donc sur la séparation, car la phénoménalisation finit par nommer l’essence de ce qui est : « la puissance de l’origine débouche sur sa propre occultation » (p. 108). Nous avons alors plus de chances d’accéder à l’appartenance si l’on aborde les modes d’exister ou mondes où le lieu ne recouvre pas encore le sol. Le problème de la réduction phénoménologique se pose ici. Il faut admettre qu’au sein de la relation objective du monde de la vie, et malgré elle, le sol affleure. Il faut admettre que nous sommes d’une certaine manière initiés à notre sol d’appartenance au sein d’une existence qui nous en éloigne, pour transcender ce monde objectif à partir duquel on ne peut pas « exhiber sa propre condition de possibilité » (p. 109). Barbaras finit son livre alors par l’indication d’une réalité à définir qui serait celle de la profondeur, étant le mode sous lequel l’appartenance se phénoménalise dans le lieu. Pour y accéder, il ne faut pas suivre la voie de la subjectivité objectivante, mais celle d’une contestation interne à celle-ci : la voie du suspens de la puissance phénoménalisante. L’interrogation de la profondeur ne pourra s’accomplir, confesse Barbaras, que dans une esthétique. Il semblerait que la phénoménologie que mérite la cosmologie de la déflagration n’ait pas encore été déployée, et qu’elle serait peut-être une phénoménologie de la profondeur au titre d’une esthétique. Nous comprenons cette idée de profondeur dans la lignée de l’affirmation de Borges : « la musique, les états de bonheur, la mythologie, les visages travaillés par le temps, certains crépuscules et certains lieux, veulent nous dire quelque chose, ou quelque chose qu’ils ont dit que nous n’aurions pas dû perdre, ou ils sont sur le point de dire quelque chose. Cette imminence d’une révélation, qui ne se produit jamais, est peut-être le fait esthétique » (Borges, 1952). Cette profondeur ne serait que le mode sous lequel nous éprouvons la trace de la déflagration tout en essayant de donner monde sans pour autant recouvrir le sol au point de le nier. Et c’est pourquoi il nous faudrait ajouter aux vers de René Char avec lesquels nous avons commencé – « dans l’éclatement de l’univers que nous éprouvons, prodige ! les morceaux qui s’abattent sont vivants » (René Char, 158) –, les mots de Paul Veyne : « [i]ls s’abattent sur le monde, ils y reviennent, et ne chutent pas dans le néant » (Veyne, 1995, p. 516).
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Reviewed by: Dennis Vanden Auweele (Institute of Philosophy, KU Leuven)
Schelling’s philosophy seems to be breaking free from its long-term neglect. While the earliest Schelling has always been recognized as a valuable intermediary between Kant and Hegel, the traditional reception saw his middle philosophy as an unfortunate step into Romanticism and his latest philosophy as a retreat into Christian orthodoxy. The last decade or two has shown renewed interest in Schelling’s philosophy in its own right, and tries to read Schelling not merely as a philosopher on the way to Hegel, but as someone who offers valuable arguments himself. This volume is a welcome contribution to this renewed interest in Schelling’s thought, specifically because it aims to discuss Schelling’s “contribution to and internal critique of the basic insights of German idealism, his role in shaping the course of post-Kantian thought, and his sensitivity and innovative responses to questions of lasting metaphysical, epistemological, ethical, aesthetic, and theological importance” (2).
This volume follows the trend of dividing Schelling’s trend in ever-increasing periods: early idealism, philosophy of nature, philosophy of freedom and late philosophy. While such a periodization can be helpful for fleshing out the exact meaning and context of Schelling’s argument, it does risk obfuscating the developmental nature of Schelling’s thought as such. Some of the contributors do point out how certain periods of thought follow naturally from previous premises and arguments, in such short contributions, an idea of the whole of the development of Schelling cannot be provided. The chapters of this book are thus concerned with fairly specific topics narrowed down to a specific period in Schelling’s philosophical development. Though attempts are made to spread the attention evenly to all periods of his thought, there does seem to be more attention paid to his earlier thought up to 1809 (the first 15 years of his career) rather than Schelling’s very latest philosophy up to 1854 (the last 45 of his career). On a whole, the contributions are well-crafted, clearly structured and well-argued. The editor maintained a firm hand in streamlining the different chapters, which made for that a singular style pervades all different chapters.
The first set of chapters deal with Schelling’s earliest idealism, mostly in relationship to two contemporaries: Kant and Novalis. In her opening essay ‘Nature as the World of Action, Not of Speculation’, Lara Ostaric proposes a reading of Schelling’s ‘Letters on Dogmatism and Criticism’ where Schelling’s engagement with Kant in that essay is geared towards interpreting Kant in the spirit rather than the letter of his idealism. At the time, the Tübingen theologians saw Kant’s practical postulates as a way to speak of revelation again, while for Kant, Schelling argues, it signals that God is known through freedom and action, not thought. Ostaric’s purpose is then to show that Schelling is in greater proximity to Kant in his earliest development than is usually believed. In my view, Ostaric gives too much credit to the theological reading of Kant’s postulates (e.g. Storr). In fact, Schelling’s reading of Kant’s postulates seems to be in line with Kant’s text, not just the spirit of that text. Ostaric’s approach to Kant’s argument seems to miss the constitutive difference between a ‘proof’ and a ‘postulate’ of God. She supports her reading by turning to the first Critique, while it would be better to investigate the development of this issue in the third Critique. The second chapter in this series, by Joan Steigerwald titled ‘Schelling’s Romanticism’, traces certain overlapping concerns between Novalis and Schelling. Her approach is speculative rather than historical. The point is that Novalis and Schelling start both from a discontent with how Fichte’s idealism is too focused on the activity of the I, and so tends to forget the world and nature. Both philosophers then seek to come to a more organic relationship between world and the I. Both Novalis and Schelling see this in term of opposing forces of ‘lowering’ and ‘raising’. While the set-up of this paper is very interesting, its speculative nature makes it so that it hovers over texts rather than deals with these in more detail and nuance. Here, a more specific focus might have been more enlightening.
The second set of papers, four in total, deals with Schelling’s philosophy of nature. In the first essay in this series ‘Freedom as Productivity in Schelling’s Philosophy of Nature’, Naomi Fisher takes a look at Schelling’s view of freedom prior to writing his famous Freedom-Essay. Her point is that Schelling is trying to make sense of two things: (1) Nature acts freely; (2) Human freedom is yet an escape from nature. The key to understanding this conundrum is ‘lawful productivity’. This paper offers a sustained, systematic discussion of how Schelling treats with productivity, freedom and determinism, which is very helpful to understanding how Schelling came to his famous argument in Freedom-Essay. In the second essay in this series ‘From World-Soul to Universal Organism’, Paul Franks aims to offer a reading of a part of Schelling’s philosophy of nature which is unpalatable to many scholars, namely his views of a world-soul. In accordance with his usual erudition, Franks shows how discussion regarding certain Cabbalistic notions, most importantly tsimtsum, was widespread at the time and how Maimon paved the way for Schelling’s views of a world-soul. Schelling came to his own views regarding the world-soul by blending his reading of Maimon with his understanding of Plato. In the third essay in this series, ‘Deus sive Vernunft. Schelling’s Transformation of Spinoza’s God’ Yitzhak Y. Melamed offers the obligatory discussion of Spinoza’s impact on Schelling’s philosophy of nature. He offers a reading of the Darstellung (1801) where Schelling transforms Spinoza’s God into reason. After offering a, rather hasty, overview of how Schelling became increasingly critical of Spinoza in his later thought (without mentioned Freedom-Essay!), Melamed aims to show that Schelling retains an appreciation for Spinoza throughout his work. Then, Melamed moves to show the formal and stylistic similarities between Schelling’s Darstellung and Spinoza’s Ethics – a point which is rather obvious and does not really enhance the claims in this paper. After that the paper turns to showing how in Schelling reason takes over the role of God in Spinoza’s thought. Regrettably, this does not move beyond a mostly formal discussion. In the final essay in this series, ‘Schelling on Eternal Choice and the Temporal Order of Nature’, Brady Bowman asks whether we can call Schelling a naturalist. The question, of itself, seems rather anachronistic and does not do justice to the complex meaning of the term nature in Schelling’s thought – 1800s and contemporary views of nature are quite distinct. In order to elucidate this, Bowman turns to Schelling’s notion of eternal choice, which undergirds Schelling’s naturalism. While Bowman warns against reading Schelling as a naturalist in our contemporary sense, he does not take into consideration other ways of thinking about naturalism which would more naturally blend with Schelling’s thought.
The third series of essays deal with Schelling’s views of freedom, mostly in Schelling’s Freedom-Essay and The Ages of the World. In the opening essay ‘Schelling on the Compatibility of Freedom and Systemacity’, Markus Gabriel offers a sustained and very helpful discussion of how Schelling thinks freedom and systematicity can be compatible. He does this by means of a reconstruction of Schelling’s discussion of the law of identity and the copula. Regrettably, the discussion is cut short towards the end when the ethical and religious consequences of this new understanding of freedom come up for discussion. In the second essay in this series ‘The Personal, Evil, and the Possibility of Philosophy in Schelling’s Freiheitsschrift’, Richard Velkley gives what is mostly an overview of the general argument of Schelling’s Freedom-Essay, focused mostly on the ground of God as a will to revelation. Velkley does make some interesting notes towards the end on how Schelling interacts with Kant’s notion of radical evil. In the third essay in this series, ‘Nature, Freedom, and Gender in Schelling’, Alison Stone turns to a much-neglected topic in Schelling’s scholarship, namely his views of gender. Schelling entertains, Stone argues, a gendered duality in a number of his works, which tends to associate ‘reason’ with masculinity and ‘nature’ (or receptiveness) with femininity. He seems not to argue for this association and merely assumes this duality, because of his philosophical pedigree. While critical of the way gender is portrayed in Schelling’s thought, Stone does recognize the ambiguity of a simplistic sense of male supremacy in Schelling’s philosophy. Nature does always precede reason in Schelling, and so the female precedes the male as well. In the final essay in this series ‘The Facticity of Time’, G. Anthony Bruno, also the editor, discusses Schelling’s attack on Hegel (how reason is unable to ground itself) from the perspective of The Ages of the World. He insightfully argues how Schelling views the Past and Future as necessary conditions for the possibility of reason, while for Kant and idealism generally, reason was seen as the condition for time.
The last series of essays deals with Schelling’s last philosophy. In the first essay in this series ‘Thought’s Indebtedness to Being’, Sebastian Gardner offers a very complex, speculative take on the Schelling-Hegel debate by offering two ways of reading one of Kant’s pre-critical essay ‘The Only Possible Proof for the Existence of God’. In the final essay in this series ‘An Ethics for the Transition’, Dalia Nassar discusses how Schelling can solve a difficulty in environmental ethics. Schelling namely offers a diagnosis for our problematic relationship to nature and a means by which environmental ethics can be spurred into action.
While some essays are better crafted than others, the papers in this volume are generally very insightful and helpful towards a variety of issues in Schelling’s philosophy. While some topics, mostly of the latest Schelling, are left out (such as revelation, metaphysical empiricism, etc.) the papers that did appear in this volume will ignite further discussion on Schelling’s philosophy